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Nomade en transhumance

Travail social

17 Fév 2022

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Affiche Lien Social

Article :

Jonathan Louli, 2020, « Nomade en transhumance », dans Lien Social, n°1276-1277 : « Inventeurs au quotidien », p.24-25

Site du journal Lien Social

Une grande part de la productivité de notre système économique provient de la division du travail et surtout du niveau extrêmement poussé de spécialisation de chacun.e dans un champ professionnel. Comme l’anticipait Robert Castel au début des années 1980, les nouvelles technologies et le système scolaire et de formation opèrent une véritable « programmation » des populations avec pour visée « d’orienter et d’assigner » les individus selon les besoins de l’économie[1]. L’une des barrières professionnelles les plus infranchissables est celle qui sépare, pour le dire vite, le champ intellectuel, ou théorique, et le champ pratique, voir manuel ou corporel. Au-delà même de ces différents champs professionnels s’étend le champ chaotique et bigarré de l’engagement militant.

Malgré toute l’inertie du système économique et des réseaux institutionnels, nous sommes un certain nombre à arpenter les marges de ces différents champs, à sauter les barrières pour glaner les idées, les pratiques, les engagements qui nourriront notre posture, notre « activité » au sens de K. Marx[2]. En ce qui me concerne, c’est le champ du travail social, dans lequel j’ai réalisé ma première insertion professionnelle, qui m’a fourni les bases pratiques pour apprendre à transhumer entre différents champs, entre différents positionnements, différentes logiques de pensée et d’engagement. J’aimerais dans ce texte brosser à grands traits le processus de création encore en cours qui permet de ne jamais errer, mais de se trouver une posture dans la démarche de transhumance. Cette création ne m’est pas propre : elle appartient à tous ceux et toutes celles qui ne peuvent se contenter de se spécialiser, de se conformer, de se laisser enterrer par notre mode de production et d’existence.

Glanages

J’ai commencé à m’intéresser au travail social par en haut, depuis une position de novice dans le champ intellectuel, lorsque j’étais étudiant en sociologie et anthropologie, il y a une dizaine d’années. Certaines idées cueillies dans le champ du militantisme politique donnaient, fort heureusement, une saveur un peu plus relevée à ma petite tambouille théorique[3]. Après avoir terminé mes études, et après les élections présidentielles de 2012, j’ai plutôt vite compris que je ne trouverais pas les nutriments qui m’étaient nécessaires dans le champ académique et le champ politicien. L’université et le militantisme politique ne me nourrissaient ni au sens figuré, car je n’y ai pas trouvé la place et l’épanouissement recherchés, ni au sens propre : j’avais besoin de payer mon loyer et de remplir le frigo. Répondre à l’appel du travail social m’a alors semblé le choix le plus logique.

J’ai commencé à travailler comme formateur d’éducateurs et d’éducatrices, puis, en 2014, comme éducateur en prévention spécialisée, tout en commençant à explorer le champ syndical. Les pratiques que j’ai glanées dans ces champs, les rencontres que j’ai faites, les expériences que j’ai eues ont bousculé la posture que j’avais commencé à me fabriquer à l’université. Je n’ai pas réussi à me spécialiser et à me contenter d’exécuter la fonction professionnelle pour laquelle j’étais payé. Je n’ai jamais abandonné mes travaux de recherche, ma production purement théorique, et j’ai continué à former des éducateurs et éducatrices, et à publier des textes.

Mais depuis cette époque, ma pratique de travailleur social et de formateur est largement nourrie par mes recherches et mes réflexions théoriques ; et ces recherches et réflexions sont, en même temps, soumises, d’une part, à l’exigence de faire écho à ce qu’il se passe réellement sur le « terrain » quotidien du travail social, et soumises, d’autre part, à l’idéal militant de parler et d’être utile aux collègues et aux personnes accompagnées. Les fruits de mes engagements dans le champ militant ont en effet mûri[4], ils apportent des appétences, des nutriments spécifiques dans la construction de ma posture. Cette dernière n’est pour autant pas un chaudron où tout est mélangé jusqu’à faire une ratatouille. Mes années d’exercice dans le travail social m’ont appris et me rappellent toujours qu’en tant que professionnels, nous sommes continuellement amenés à réaliser des compromis avec les contraintes spécifiques à notre champ, comme je le relate longuement à propos du métier d’éducateur ou d’éducatrice de rue[5]. J’ai pris conscience qu’il était fondamental de saisir la forme, la signification de ces contraintes, repérer les frontières, les marges des champs… pour savoir quand et comment les traverser.

Libre circulation

J’ai compris que l’essentiel du boulot de travailleur social, mais aussi de chercheur, consiste à montrer aux gens les structures et les marges des champs dans lesquels ils sont inscrits ou veulent s’insérer. Car connaître les possibles et les limites est la première étape pour travailler autour de l’autonomie de chacun.e. Mes années de pratique et de militantisme m’ont permis d’innover dans la posture de nomade, de la refonder, d’en créer le nom, la signification. Elle n’est ni une fuite, ni une errance d’un champ à l’autre, ni une bouillie amalgamante que nous interdisent de toute manière les principes de division et spécialisation du travail. Plutôt une transhumance d’un champ à l’autre, un semi-nomadisme suivant lequel on se déplace là où il est possible de partager des progrès, de travailler autour de l’autonomie – en l’occurrence, la mienne et celle des gens avec qui je travaille ou qui me lisent.

La transhumance comme posture, à l’émergence de laquelle je m’efforce de contribuer, est certes soumise aux aléas du climat politique et des nécessités économiques de chacun.e, et peut donc s’incarner, partiellement ou totalement, dans une grande variété de formes, de démarches, de pratiques. Mais, tout comme l’amour et l’amitié sont mis en échec lorsqu’il n’y a plus de confiance, la transhumance comme posture me paraît mise en échec lorsqu’il n’est plus possible de travailler autour de l’autonomie, de circuler librement d’un champ à l’autre, d’en arpenter les marges. La création autour de cette posture revendiquée est elle-même créatrice de sens, à travers ses propres exigences : pour que l’autonomie de chacun.e puisse être défendue, il n’y a d’autre moyen que de défendre l’autonomie de tous et toutes, et pour défendre l’autonomie de tous et toutes, il n’y a d’autre moyen que de défendre l’autonomie de chacun.e. Travail social, sciences humaines, engagements solidaires et libertaires : dans tous les champs où je suis passé, c’est l’exigence de démocratie réelle que la transhumance a finalement fait résonner à mes sens. Ce texte est dédié à celles et ceux qui façonnent et qui portent cette même exigence.

© Jiho & Lien Social

Notes de bas de page :

[1] Robert Castel, 1983, « De la dangerosité au risque », Actes de la recherche en sciences sociales, n°47-48, p.126 : voir mon commentaire de ce texte en cliquant ici.

[2] Karl Marx, 1996, Manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, traduits par J.-P. Gougeon

[3] Jonathan Louli, « Une science des intuitions », Le sociographe, 2013/2 (n° 42), p. 33-40, article accessible en cliquant ici.

[4] Joël Plantet, « Cette mobilisation produit de la confiance – Entretien avec Jonathan Louli », dans Lien Social, n°1191, du 15 au 28/09/2016, dossier : « Un travail social bien engagé », p.24-31, disponible en cliquant ici.

[5] Jonathan Louli, 2019, Le travail social face à l’incertain. La prévention spécialisée en quête de sens, Paris, L’Harmattan, Collection Éducateurs et Prévention, 225 p.

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