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Usages numériques au service de l’industrialisation du « travail social »

Sociologie et Anthropologie Travail social

25 Mar 2024

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Article : 

Louli, Jonathan. « Usages numériques au service de l’industrialisation du « travail social » », Sociographe, vol. 81, no. 1, 2023, pp. 113-124.

Résumé : L’écosystème du « travail social » est en voie d’industrialisation. Cet article examine en quoi des usages numériques contribuent aux phénomènes d’industrialisation : instrumentalisation des secteurs, formatage des pratiques, prolétarisation des travailleur·euse·s.

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L’art d’écrire demande avant tout des procédés de remplacement pour les genres d’expression que possède seul le sujet parlant : gestes, accents, timbres, regards. Aussi le style écrit est-il très différent du style parlé, et beaucoup plus difficile : avec de moindres moyens, il veut se faire entendre aussi bien que ce dernier.

Friedrich Nietzsche, 1988, p. 228.

Le seul langage compréhensible que nous puissions parler l’un à l’autre est celui de nos objets dans leurs rapports mutuels.

Karl Marx, 1968, p. 32.

Nos modes de vie sont largement conditionnés par le fonctionnement des machines et technologies que nous utilisons au quotidien, ainsi que par les moyens de production que nous mobilisons collectivement. Ceci, qu’il s’agisse des manières de se déplacer, d’acheter et consommer, de s’informer et se cultiver, mais également des manières de communiquer, d’organiser et gérer son temps et, plus largement, des manières de produire et de travailler. Qu’en est-il donc de nos manières de travailler dans le « social » ?

Ce texte rassemble des éléments de réflexion tirés de situations vécues en tant que travailleur social ou formateur, ou observées en tant que chercheur. Mes expériences et recherches m’ont amené à adopter une approche matérialiste du vaste écosystème auquel renvoie l’expression « travail social » (Louli, 2021). Les situations que j’évoquerai doivent donc être replacées dans un contexte général d’industrialisation de l’écosystème-travail social (Louli, 2022). Je tenterai par conséquent d’envisager, en illustrant à partir de ma pratique, en quoi les outils numériques contribuent aux principaux processus d’industrialisation du « travail social », à savoir : les instrumentalisations économiques et politiques des secteurs sociaux, le formatage des pratiques professionnelles et la prolétarisation des travailleur·euse·s.

Outils numériques et instrumentalisations du «travail social»

Le contexte d’industrialisation du « travail social » se repère à travers plusieurs phénomènes. Le plus global et « macro » d’entre eux est ce que j’ai appelé l’instrumentalisation du « travail social » (Louli, 2022, p. 63), c’est-à-dire le fait que ce dernier est appréhendé par les pouvoirs publics avant tout comme un instrument de profits financiers ou politiques.

Il y a quelques années, j’ai dû faire de l’intérim durant quelques mois en tant que travailleur social dans un centre d’hébergement d’urgence hivernal. Tous les soirs le Service intégré de l’accueil et de l’orientation (SIAO) nous transmettait par mail une liste de noms d’hommes à la rue que nous pouvions mettre à l’abri pour la nuit. Lorsqu’ils se présentaient au centre, nous pointions s’ils étaient sur la liste, puis nous faisions un « diagnostic » de leur situation afin de les orienter au plus vite vers des solutions plus durables. Un jour, notre chef de service nous a annoncé que la préfecture demandait aux associations de lui retransmettre par mail les identités des personnes en situation administrative irrégulière que nous hébergions. L’association est entrée en pourparlers. C’est par le biais des outils numériques que les pouvoirs publics escomptaient, ici, obtenir une optimisation au jour le jour de ces signalements.

Je n’ai pas connu l’issu de la négociation, car je n’ai pas prolongé ma mission d’intérim, mais je me suis demandé quel intérêt les pouvoirs publics avaient à ficher les personnes « sans-papier » jusque dans les centres d’hébergement d’urgence hivernaux. C’est que, semble-t-il, les politiques de contrôle social sont une des principales sources de profits politiques dans l’époque actuelle, dans la mesure notamment où elles organisent la répression de divers « boucs-émissaires ». Le « travail social » est fréquemment instrumentalisé à ces fins. Les usages des outils numériques au service de cette instrumentalisation répressive du « travail social » se repèrent aisément et ont déjà été dénoncés. En effet, il a souvent été pointé les effets néfastes que peuvent avoir les différents logiciels et pratiques de fichage informatisé de certaines catégories de population, et les polémiques n’ont pas manqué ces dernières années, de la première version du logiciel Cosmos qui avait été dénoncée il y a plus de 10 ans par les assistant·es sociaux.les de Seine Saint-Denis pour son « déficit de réflexion et de conscience professionnelle » (Tréguier, 2012), jusqu’au logiciel Eudonet que nous avions combattu en 2017 avec des éducateurs et éducatrices en prévention spécialisée du Val-de-Marne (Louli, 2017a ; Louli, 2017b). Le principal reproche qui est fait à ces bases de données est d’être en contradiction avec le secret professionnel et avec les droits des personnes accompagnées. Le Conseil supérieur du travail social lui-même faisait remarquer que ces pratiques de fichage informatique font peser « un risque sérieux sur la confidentialité des données et sur la protection des libertés individuelles » (CSTS, 2011, p. 3). La critique des différentes formes de fichage numérique au service des profits politiques ou financiers est de plus en plus répandue et entendue : « deux principes corollaires gouvernent aujourd’hui nos sociétés : la sécurité et le commerce. Le traitement informatique de nos traces électroniques, véritable mine d’informations, étudie nos penchants, nos habitudes, nos intérêts, nos mouvements, nos opinions, nos comportements dans un but de les corréler toujours davantage aux intérêts commerciaux et sécuritaires » (Zimra, 2012, p. 52). Les processus d’industrialisation du « travail social » se présentent de manière plus concrète, au niveau des pratiques quotidiennes, à travers diverses tendances au formatage de celles-ci, comme je vais maintenant l’évoquer.

Outils numériques et formats relationnels

Un indicateur fort des processus d’industrialisation du « travail social » s’observe dans le fait que les outils numériques et les procédures gestionnaires imposent de plus en plus leurs formats aux pratiques professionnelles, les forçant à s’adapter. Ces dernières tendent à devenir un travail à la chaîne, c’est-à-dire, non seulement répétitif, mais où ce sont les outils et procédures qui imposent le rythme, la forme, les manières de faire (Louli, 2018, pp. 97-99).

Les illustrations les plus criantes en sont les outils numériques de communication : téléphones portables, courriers électroniques, réunions en distanciel, etc. Leur omniprésence et leurs modalités de fonctionnement peuvent profondément biaiser les relations et les actes de communications. Nombreux sont les pofessionnel·le·s qui savent bien que les échanges de SMS (Short message service) ou via les réseaux sociaux avec les personnes accompagnées, par exemple, peuvent exposer à des dérives : insultes ou confidences qu’on n’oserait pas se dire en face, sollicitations à des horaires inadaptés… Les SMS tout comme les courriers électroniques imposent également des formats très brefs, des « messages » qui donnent l’illusion de la communication et de la compréhension instantanée, alors qu’ils donnent le plus souvent lieu à des incompréhensions, des erreurs d’interprétation, des oublis, des imprécisions…

C’est que, en effet, la majeure partie de la communication non-verbale se perd avec ces moyens de communication. Les professionnel·les doivent « bricoler » et « mettre à jour leurs pratiques » pour s’adapter à la nouvelle « culture numérique » dans laquelle baignent leurs publics (El Masoudi, 2019, p. 16). Il reste néanmoins difficile d’assurer une posture professionnelle, une relation éducative, lorsque nos actes de communication doivent se fondre dans les formats imposés par les outils numériques : « c’est la langue qui a rendu le monde à l’usage de la technique (…) La langue fonctionne autour des aptitudes des machines et engendre aussi dans notre manière de penser un langage analogue. Les machines parlent à la place des hommes et ceux-ci ont appris à parler comme les machines » (Zimra, 2012, p. 52). Les outils numériques vident largement de leur sens les actes de communication, ils les digèrent et nous les relaient sous des formes tronquées : nos langues régressent au stade d’un échange d’informations, les machines parlent quasiment entre elles. Peut-on vraiment s’exprimer dans un SMS ou un mail professionnel ? Lorsque je pars en congé, j’active les réponses automatiques de ma boîte mail pour prévenir que je ne répondrai pas tout de suite : ma machine répond à ma place. Au téléphone avec une partenaire, elle me demande de lui envoyer un document par mail et me dicte son adresse, je la note mal et je reçois un mail d’erreur : les machines me parlent et m’empêchent de parler avec ma partenaire. J’envoie un SMS à un jeune, je reçois un accusé de réception : le jeune ne me répond pas, mais sa machine, oui.

Au-delà des questions de communication, les outils numériques ont également un impact sensible sur les modalités de relation et d’accompagnement des personnes. Par exemple, l’installation de caméras de vidéosurveillance dans une résidence où je travaillais a transformé l’image et l’approche que j’avais des résidents, le déploiement d’éventuelles sanctions en cas d’infractions au règlement intérieur… Les logiciels de réunions en distanciel bouleversent eux aussi la manière d’animer des réunions, des cours, des interventions en direction d’étudiants ou de collègues (et je ne parle même pas là du format de 40 minutes de visioconférence imposé par certaines applications !). Les outils numériques atteignent, nécessairement, les « racines » relationnelles des activités de « travail social » (Louli, 2021, p. 76).

Les processus de dématérialisation des démarches sociales et administratives sont un autre exemple parlant du formatage des pratiques professionnelles qu’entraînent les outils et supports numériques. La dématérialisation des démarches oblige les professionnel·le·s à réorienter une partie de leur activité : passer du temps au téléphone à attendre qu’un·e humain·e prenne le relai des répondeurs automatiques pour effectuer une demande, aider une personne à récupérer le mot de passe de sa boîte mail pour pouvoir s’inscrire sur un service en ligne, apprendre à convertir des documents en PDF (Portable document format) pour les envoyer, etc. Ces actes, désormais quotidiens, donnent le sentiment de s’éloigner du cœur de métier « relationnel », car ils sont encore peu pensés comme partie intégrante des accompagnements et comme nécessitant du temps éducatif : les professionnel·le·s qui n’ont pas les conditions matérielles nécessaires ou la sensibilisation adéquate souffrent eux aussi indirectement de la fracture numérique qui touche les personnes accompagnées.

En somme, les outils numériques contribuent aux processus d’industrialisation de l’écosystème travail social, non seulement parce qu’ils portent des dynamiques d’instrumentalisation (marchandisation, contrôle social), mais aussi parce qu’ils imposent leurs formats et modalités de fonctionnement aux communications, aux relations, aux accompagnements réalisés en direction des personnes. Mais les outils numériques contribuent également à l’industrialisation en ceci qu’ils sont les principaux canaux par lesquels se déploient les logiques gestionnaires.

Outils numériques et formats gestionnaires

Une grande variété d’outils numériques courants n’envahit pas — ou pas seulement — nos activités de communication, mais déploie également une fonction de gestion de notre quotidien et influence nos pratiques. On l’observe typiquement avec l’utilisation des « plannings ». Lorsque j’étais éducateur de rue, la direction a imposé du jour au lendemain l’utilisation de « plannings prévisionnels » découpés en tranches d’une heure que nous devions transmettre à notre hiérarchie. Cet outil transforme la manière de présenter et de planifier le déroulement des journées de travail. Inversement, dans d’autres services, avec les « plannings » numériques, nous nous en remettons totalement à l’outil informatique pour ne rien oublier. Mais encore faut-il maîtriser les formats de cet outil : combien de fois n’avais-je pas fait attention que des collègues m’avaient ajouté des événements (par exemple une réunion) dans mon « planning », recouvrant ainsi d’autres cases (typiquement un rendez-vous individuel), que, à cause de questions d’affichage, je ne voyais plus, oubliant ainsi son existence.

Ces aspects relèvent principalement du traitement et du stockage de l’information que nous confions aux outils numériques. Cela ne va pas sans désagrément. Par exemple, en centre de formation, nous avons des logiciels pour éditer automatiquement les conventions de stage de nos apprenant·es : j’ai beau en avoir édité des centaines, je n’ai plus la moindre idée de ce que stipulent les différents articles de la convention qui sont générés automatiquement par le logiciel. De nombreuses structures ont des serveurs informatiques pour stocker les sommes d’informations produites dans le cadre de leur activité : veille documentaire, compte-rendu de réunions, projets éducatifs, documents règlementaires, trames, etc. Cependant, il arrive rarement que l’organisation interne du serveur — ou arborescence — soit parfaitement connue et comprise de tous les collègues. Une grande partie des documents sont ainsi oubliés, un grand nombre d’informations peut être perdu et l’outil informatique qui devait faciliter le travail engendre en fait des tâches supplémentaires : chercher l’information, ranger les dossiers, refaire le document lorsqu’il n’a pas été retrouvé…

Tous ces phénomènes relèvent de ce que le philosophe Bernard Stiegler appelle « grammatisation », c’est-à-dire une « extériorisation » des connaissances, pensées, savoirs, etc., depuis le cerveau humain en direction de supports techniques, machines ou outils numériques qui stockent les informations à notre place, les traitent, parfois même, les utilisent : « le processus de grammatisation est l’histoire technique de la mémoire » (Stiegler, 2009, p. 46). La grammatisation engendre ainsi une « perte de savoir-faire » (p. 48) et une perte de savoir tout court : personne ne retient plus les numéros de téléphone, personne ne sait plus se déplacer sans GPS (Global positioning system), personne ne connaît le contenu des articles des conventions de stage, personne ne se souvient de ce qui a été convenu à telle réunion, tout le monde est dépendant des correcteurs orthographiques et des plannings numériques. Vivrions-nous de plus en plus dans une bulle numérique ? La grammatisation alimente les processus d’industrialisation de l’écosystème travail social en ceci qu’elle « fait passer nos mémoires dans les machines » et engendre un « vaste processus de prolétarisation cognitive et affective — et de perte de savoirs » (Stiegler, 2009, p. 45). Plus les outils numériques s’immiscent dans nos activités, plus ils absorbent nos savoirs, notre mémoire, nos capacités cognitives, l’expression de nos affects (cette dernière pouvant être réduite à des smileys par exemple). Pour le prolétaire, « sa mémoire est passée dans la machine reproductrice des gestes que ce prolétaire n’a plus besoin de savoir faire : il doit simplement servir la machine reproductrice et il est ainsi redevenu un serf » (Stiegler, 2009, p. 51).

J’ai observé ce phénomène, par exemple, à travers la multiplication des tableaux de reporting et des documents de suivi en tous genres : leurs formats imposent non seulement la forme de la communication, la manière de transmettre l’information, comme nous l’avons vu, mais, de fait, ils déterminent même les informations importantes et par conséquent orientent les pratiques. Il en est ainsi, typiquement, des logiciels de suivi où les travailleur·euse·s doivent remplir des fiches aux cases prédéterminées pour rendre compte des accompagnements. En mission locale, en service social, dans des centres de formation, les entretiens individuels ou bilans doivent ainsi être retranscrits et les travailleur·euse·s doivent faire rentrer la complexité, l’imprévisibilité, l’indétermination des réalités humaines qu’ils côtoient dans des rubriques généralement réductrices. La manière de penser les situations des gens, et parfois de se comporter avec eux, en est ainsi formatée : l’objectif devient de remplir les cases par les informations attendues.

Les outils numériques gestionnaires contribuent ainsi à développer ce que j’ai appelé le « double métier » (Louli, 2020, p. 78) : d’un côté le travail relationnel, socio-éducatif, avec les gens ; de l’autre, le travail administratif et informatique, c’est-à-dire gestionnaire. Le développement de ce second métier se fait en grande partie pour répondre aux formats et aux injonctions des autorités de tarification, des organismes d’audit et des hiérarchies qui les relaient, engendrant ainsi une « subordination », comme le pointait le sociologue Robert Castel :

« L’administration prend une autonomie à peu près complète parce qu’elle a la maîtrise quasi absolue de la technologie nouvelle. L’opérateur de terrain apparaît alors comme un simple auxiliaire du gestionnaire qu’il alimente en informations (…) Ces informations sont alors stockées, traitées et distribuées sur des circuits complètement déconnectés de la pratique professionnelle, en particulier par l’intermédiaire de l’informatique. Il y a là source d’un déséquilibre fondamental. Le rapport qui liait directement le fait de posséder un savoir sur un sujet et la possibilité d’intervenir sur lui (que ce fût un bien ou un mal) s’est brisé. Les praticiens sont complètement subordonnés aux objectifs d’une politique gestionnaire. Ils ne contrôlent plus l’usage des données qu’ils produisent. C’est le gestionnaire qui est le véritable “décideur”. C’est lui qui possède l’ensemble des cartes et qui peut mener le jeu »

Castel, 1983, pp. 125-126

Cette « subordination » des praticien·ne·s est une autre composante des phénomènes d’industrialisation du travail social que d’aucuns nomment la prolétarisation.

Conclusion : numérique et prolétarisation

Lorsque j’étais responsable d’une pension de famille, nous avions un petit tableur pour évaluer les « prestations » de ménage du sous-traitant. Je devais contrôler différents endroits dans la résidence et noter le niveau de propreté : A, B, C ou D. Un total s’affichait dans une case en bas du tableur qui se colorait en rouge vif si la résidence était évaluée propre à moins de 75 %. Ma responsable m’avait dit « je ne veux pas voir de case rouge », et je devais donc parfois « bidouiller » certaines lignes pour que la case affichant le total ne se colore pas en rouge. Au-delà de contrarier ma responsable en réunion d’équipe, la coloration en rouge avait pour conséquence que je devais le signaler au sous-traitant, qui, à son tour, réprimanderait l’« opératrice ». Concrètement, si la case du tableur était rouge, ma collègue femme de ménage et moi-même nous nous faisions enguirlander par nos chefs.

La « raison gestionnaire et managériale » (Chauvière, 2010) tant décriée qui s’immisce dans l’écosystème travail social n’est pas un spectre ou une simple idéologie : elle s’incarne, dans les pratiques quotidiennes, très concrètement, à travers ces outils numériques. Elle est portée par les cases des tableurs, par l’immédiateté des échanges d’informations à distance, par l’impersonnalité des formulaires en ligne, par la possibilité de compiler des sommes de fichiers, par la pluriactivité à laquelle ces outils numériques incitent. Ces derniers portent donc en partie la subordination des travailleur·euse·s aux instances détentrices de pouvoirs. Une membrane numérique et gestionnaire enveloppe de plus en plus les individus et contribue à mettre à distance ce qu’il y a de vivant dans l’écosystème travail social.

Les outils numériques peuvent engendrer, d’une part, un formatage des pratiques, à travers par exemple les formats imposés aux communications — qui régressent au stade d’échange d’informations — et donc aux relations, à travers par exemple le fait de devoir appliquer les mêmes trames et durées d’entretien à toutes les personnes accompagnées, de rendre compte de leur parcours par les mêmes fiches. Mais, d’autre part, ces outils numériques peuvent engendrer une grammatisation, c’est-à-dire la dépossession des savoirs humains et de la mémoire, transférés vers les machines : les dates des rendez-vous passés, l’adresse de la mère de tel jeune, le bilan de tel projet, le taux de satisfaction… On peut se demander si, en stockant et en traitant toutes ces informations à notre place, les outils numériques n’ont-ils pas contribué à supprimer des emplois dans les secteurs sociaux ?

Cela alors même que, paradoxalement, ces outils engendrent également un accroissement de la charge de travail, mais d’un travail éloigné des racines relationnelles des activités de « travail social » : classement des documents, fichiers et courriers électroniques — ou, si le classement n’est pas bien fait, recherche chronophage des fichiers, mise en forme des documents et transcriptions de notes écrites, activités de maintenance des matériels (problème avec l’imprimante, avec le serveur, avec la clef USB [Universal serial bus], avec le logiciel de traitement de texte, etc.)

Tous ces phénomènes font que les outils numériques contribuent à la « prolétarisation » des travailleur·euse·s comme dit Stiegler. C’est-à-dire qu’il y a à la fois exploitation des travailleur·euse·s pour des profits politiciens ou financiers, mais aussi aliénation, c’est-à-dire perte de sens du travail, car, plus l’objet du travail se confond avec de la gestion de fichiers et messages numériques, plus cet objet devient extérieur au travailleur ou à la travailleuse, et absorbé par les formats numériques et gestionnaires : « l’objet que le travail produit, son produit, se dresse devant lui comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s’est fixé, matérialisé dans un objet, il est l’objectivation du travail (…) Cette réalisation du travail apparaît comme la perte pour l’ouvrier de sa réalité, l’objectivation comme la perte de l’objet ou l’asservissement à celui-ci» (Marx, 1996, p. 109).

Les outils numériques sont, de fait, les principales formes ou canaux à travers lesquels se matérialisent les logiques gestionnaires et marchandes qui alimentent l’instrumentalisation des secteurs, le formatage des pratiques, la prolétarisation des professionnels. Ils ne font bien entendu pas que renforcer la charge de travail et la perte de sens, et ils ont une utilité certaine au quotidien. Mais, leurs fonctions essentielles étant d’accroître et de rationaliser la transmission et la gestion des informations, la question qui se pose cependant est bien de savoir si les outils numériques ne contribuent pas à accentuer les phénomènes d’industrialisation dans leur usage même. Il y aurait à se demander à qui et à quoi ces outils sont-ils utiles au quotidien. Dès lors, l’enjeu semble être de penser et mettre en œuvre, pour les outils numériques, des modalités et des fonctions qui aillent prioritairement dans l’intérêt des personnes accompagnées et des personnes accompagnantes : autrement dit, que ces derniers se réapproprient ces outils ainsi que leurs finalités.

Bibliographie :

Castel, Robert (1983), « De la dangerosité au risque », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 47-48, 119-127.

Chauvière, Michel (2010), Trop de gestion tue le social, La Découverte, 2010.

Conseil supérieur du travail social (2011), « Informatique en action sociale au regard de l’éthique », Avis de la Commission éthique et déontologie, Direction générale de la Cohésion sociale. En ligne : https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Informatique_en_action_sociale_juin_2013.pdf

El Masoudi, Youssef (11/11/2019), « Accompagner à l’ère du numérique », Lien social, n° 1260, 16-17.

Louli, Jonathan (16/03/2017), « Prévention spécialisée : des nouvelles du front », Lien social, n° 1202, 34-35.

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Louli, Jonathan (2018), « Le travail social en voie d’industrialisation ? », Sociographe, n° 64, L’arroseur arrosé. Quand le travail social souffre de précarité, 95-102. En ligne : https://www.jlouli.fr/le-travail-social-en-voie-dindustrialisation/

Louli, Jonathan (01-02/2020), « Le travail social indépendant : libération ou libéralisation ? », Les Cahiers de l’Actif, n° 524-525, Intervenir en libéral en travail social : pourquoi, pour qui, comment ?, 69-94. En ligne : https://www.jlouli.fr/le-travail-social-independant-liberation-ou-liberalisation/

Louli, Jonathan (2021), « Comment dire et penser l’engagement dans le travail social ? Raboter les langues de bois », Sociographe, n° 74, Le social : entre mauvaises langues et langue de bois, 67-77. En ilgne : https://www.jlouli.fr/comment-dire-et-penser-lengagement-dans-le-travail-social-raboter-les-langues-de-bois/

Louli, Jonathan (2022), « Résister à l’industrialisation ? Vers une approche radicale du travail social », La Revue française de service social, n° 285, Que veut le travail social ?, 59-65. En ligne : https://www.jlouli.fr/resister-a-lindustrialisation-vers-une-approche-radicale-du-travail-social/

Marx, Karl (1996), Manuscrits de 1844, Flammarion.

Marx, Karl (1968), « Économie et philosophie (manuscrits parisiens) », Œuvres. Économie II, Gallimard, 1-141.

Nietzsche, Friedrich (1988), Humain, trop humain II, Gallimard.

Stiegler, Bernard (2009), Pour une nouvelle critique de l’économie politique, Galilée.

Tréguier, Christine (28/22/2012), « Cosmos : le fichage social comme il ne faut pas le faire », Politis. En ligne : https://www.politis.fr/blogs/2012/11/cosmos-le-fichage-social-comme-il-ne-faut-pas-le-faire-20240/

Zimra, Georges (2012-1), « Y a-t-il une machine derrière la machine ? », Connexions, n° 97, 41-54.

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