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Quels dispositifs pour les adolescents « incasables » ?

Psy, soins, santé Sociologie et Anthropologie

10 Déc 2015

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Couverture du livre "L'aide aux adolescents difficiles"

Note de lecture de :

Christian Laval, Bertrand Ravon, 2015, L’aide aux adolescents difficiles. Chroniques d’un problème public, Paris, Editions érès.

Disponible sur le site Lectures

Christian Laval et Bertrand Ravon, rattachés au Centre Max Weber de l’université Lumière Lyon 2, mènent tous deux depuis plusieurs années des recherches sociologiques sur les champs du travail social, du soin psychique et de l’insertion [1]. Dans le présent ouvrage, ils cherchent à rendre compte des fruits de certains de leurs travaux, en l’occurrence ceux qui concernent les « adolescents difficiles ». Une mise en perspective historique vient renforcer l’enquête sociologique de terrain au sujet des dispositifs d’accompagnement de ce public spécifique.

Comme le précisent la préface et l’introduction, la notion d’« adolescents difficiles » renvoie à une catégorie encore assez floue de mineurs qui correspondent mal aux critères des institutions ou des services les plus traditionnels. Du fait de déviances ou de souffrances diverses et souvent cumulées, ces adolescents sont « trimballés » (p. 19) de structure en structure sans que l’on trouve de prise en charge adaptée à leur problématique. Ces « incasables » aux parcours généralement chaotiques, dont l’accompagnement est à la frontière entre le travail socioéducatif, l’encadrement judiciaire et le soin psychique, mettent donc en difficulté les communautés professionnelles. Celles-ci cependant se sont profondément reconfigurées depuis les années 1970-1980, notamment à travers la multiplication de « dispositifs » ayant vocation à compléter, relayer ou adapter les missions des institutions les plus traditionnelles [2].

Les deux auteurs revendiquent donc une approche « pragmatiste » et « sociohistorique » des dispositifs d’accompagnement des « adolescents difficiles », sur le terrain qui leur est commun à tous les deux depuis les années 1980 : l’agglomération lyonnaise. À travers une perspective diachronique, celle de la sociohistoire de ce secteur de l’action publique, et une perspective synchronique, restituant « l’expérience » de divers acteurs de ces dispositifs, les deux sociologues entendent étudier « comment, entre la compréhension du trouble de l’adolescent, la prise en compte de l’échec des institutions et la nécessité d’assurer la continuité de l’action, les intervenants s’y prennent-ils pour continuer à agir alors même qu’ils ne savent plus comment faire ? » (p. 36). Le livre peut être divisé en deux grandes parties : dans la première, trois chapitres restituent une approche sociohistorique de la construction de l’action publique en direction des « adolescents difficiles ». Dans la seconde partie, les auteurs se centrent sur des dispositifs actuels pour en étudier les enjeux et implications.

L’approche sociohistorique commence ainsi par présenter la reconfiguration du champ du soin psychique à partir des années 1980, avec le développement d’actions de soin « hors les murs », d’une part, et la tentative d’adapter les soins hospitaliers et psychiatriques au public adolescent, sur fond de critique générale des institutions et de la psychiatrie traditionnelle. Divers courants alternatifs ont travaillé en profondeur le champ de la psychiatrie, comme peut en témoigner l’influence du concept de « transversalité » pensé par Félix Guattari, concept qui tend à promouvoir un fonctionnement plus démocratique du secteur du soin psychique.

Ainsi, des expérimentations alternatives à la psychiatrie traditionnelle voient le jour, accompagnées dans les années 1990 par le développement des thématiques de la « santé mentale » et de la « souffrance » [3]. Ces expérimentations amènent la création de lieux d’écoute ouverts, souvent anonymes, qui font de la « prévention des risques » et produisent de la reconnaissance à travers un travail sur l’estime de soi et la confiance des personnes accueillies. Par ailleurs, ces innovations visent aussi à compenser les « ratés institutionnels », repérables lorsqu’une prise en charge ou un mode de fonctionnement s’avère inadapté à certaines tranches du public cible, et qu’il s’ensuit des dysfonctionnements, voire des ruptures dans les accompagnements. C’est pourquoi elles prennent la forme de dispositifs qui se réfèrent aux logiques souples de l’« intervention sociale », de la « présence sociale » et de « care », plutôt qu‘aux logiques socioéducatives traditionnelles.

À partir des années 1980, on peut également observer l’émergence de dispositifs de « capacitation » ou d’« activation » [4], qui peuvent être interprétés comme les marqueurs du passage d’un « État social libéral » à un « État-réseau ». Toutes ces initiatives visent à lutter contre ce que les deux auteurs du livre appellent la « dépressivité » de certains adolescents, c’est-à-dire le fait de s’abimer soi-même ou de nuire à autrui, par des comportements déviants ou à risque, en réaction à un sentiment de perte existentielle. Les nouvelles logiques d’accompagnement prônent donc davantage la « complémentarité » des interventions que le simple partenariat entre les institutions.

À la fin de la première partie, les deux auteurs prennent pour exemple un dispositif d’accueil et de médiation artistique dans les Hauts-de-Seine, permettant à un jeune et au professionnel référent d’aller à la rencontre d’autres professionnels du social, du psychique et du monde artistique, pour avoir une approche alternative de la situation, avec l’espoir que ce regard renouvelé génère de nouvelles possibilités pour le jeune.

La seconde partie de l’ouvrage présente une analyse de plusieurs dispositifs actuels en vue de dégager les implications des nouvelles modalités de l’action publique. Les auteurs commencent par pointer que la multiplication des dispositifs durant les décennies précédentes a « désynchronisé » les prises en charge, avec pour conséquence que celles-ci « n’ont plus ni centre ni unité d’action » (p. 91). Les acteurs publics et les professionnels imaginent alors des « dispositifs au carré » qui visent avant tout à « resynchroniser » les interventions, à décloisonner celles-ci et à produire de la culture professionnelle commune au sein d’un ensemble de partenaires très diversifiés. Les Pléiades et la Maison des adolescents du Rhône sont des exemples de ces dispositifs qui ont émergé à la fin des années 2000. Les efforts récents dans le sens d’une meilleure coordination des interventions produisent un processus d’« institutionnalisation par l’individuation des problèmes » (p. 105), qui résulte à la fois de la « centration de l’attention sur des situations problématiques singulières » et de la « mise en place de dispositifs d’adaptation des institutions défaillantes » (p. 106).

Les auteurs approfondissent leur analyse en étudiant ensuite la mise en place du diplôme universitaire « Adolescents difficiles » dans les années 2000, d’abord dans une université parisienne, puis dans une université lyonnaise. Aux yeux des deux sociologues l’apparition de cette formation indique une reconfiguration assez sensible de la problématique théorique de l’adolescence, avec un recul de la psychiatrie au profit de la perspective pédopsychiatrique d’abord, et éducative ensuite – et ce bien que persistent un certain nombre de controverses entre ces deux axes théoriques.

Enfin, les auteurs insistent sur le souci récent de l’action publique de mieux coordonner les interventions. Parmi les nouveaux dispositifs qui émergent depuis une quinzaine d’années, de véritables instances de « gouvernance » interprofessionnelles font leur apparition, avec pour principale fonction de rapprocher les professionnels et leur permettre de partager leurs expériences. Ce dernier type de dispositifs ne s’adresse plus directement au public, mais vise à rassembler la diversité des intervenants autour d’une table, comme l’illustre l’exemple du réseau lyonnais étudié par les auteurs. Ces derniers font le parallèle avec les dispositifs d’« analyse de la pratique », qui permettent aux professionnels d’exercer leur réflexivité en opérant un retour sur leur propre activité ; cependant, les nouveaux dispositifs de coordination n’ont qu’un « air de famille » avec l’analyse des pratiques, car ils visent surtout l’opérationnalité des échanges et la recherche de solutions.

En conclusion, les auteurs attirent l’attention sur les « temporalités paradoxales » qui mettent en difficulté les professionnels. L’époque présente, caractérisée par l’« accélération du temps » [5] et la « protocolisation » des interventions, génère un « présentisme » pesant pour les professionnels, qui peut faire perdre de vue une partie du sens du travail à long terme. Les temporalités discordantes constituent des « épreuves » pour les professionnels, à plusieurs niveaux. L’enjeu devient alors la « synchronisation » du temps long de l’histoire du problème public des « adolescents difficiles », du temps des institutions qui cadrent l’action et du temps court des individus. Alors que les horizons éducatifs et émancipateurs s’éloignent, la principale préoccupation des acteurs, submergés par ces incertitudes, se résume à éviter les ruptures dans les trajectoires difficiles des adolescents. Les professionnels doivent « faire avec les moyens du bord » (p. 164), mais aussi « tenir face à des cadres d’action contradictoires » (p. 165) ; ces difficultés tendent à briser les identités professionnelles collectives, qui n’ont plus en commun qu’une certaine « vigilance inquiète » face aux situations et aux injonctions institutionnelles.

Cependant, les auteurs ne terminent pas sur ces notes peu encourageantes et postulent que, pour redonner du sens au travail, il faut se fixer comme horizon une réhabilitation de l’expérience des acteurs de terrain, « collectivement et démocratiquement ». L’ouvrage s’avère donc une analyse riche et attentive, posant des jalons sociohistoriques très larges pour mieux revenir, de façon progressive, à l’expérience, souvent incertaine, des soignants, travailleurs sociaux et intervenants divers. L’usure professionnelle qui accompagne parfois cette expérience a d’ailleurs fait l’objet de précédents travaux de Laval et Ravon [6]. Les apports de ce nouveau livre, en termes de méthodologie comme en termes de résultats de recherches, sont d’une variété telle qu’on se concentrera dans la présente conclusion sur un seul aspect : le lien entre les interventions socio-thérapeutiques et la décision politique. Les auteurs rappellent en effet, à juste titre, que le travail social et le soin dépendent de l’action publique de multiples façons, et qu’un des nœuds de la situation problématique dans laquelle se trouve l’action sociale actuelle se trouve dans le projet politique qui configure une large partie du secteur. Ce projet semble conjuguer une certaine vacuité, faisant la part belle aux injonctions purement techniques, et des désaveux toujours plus nombreux des professionnels de terrain de la part des instances de tutelle (rationalisation gestionnaire du travail, diminution du budget, réorientations autoritaires des objectifs…), pour lesquelles l’enjeu de réduction des coûts semble éclipser tout autre objectif d’ordre social. Mais il apparaît qu’en de multiples lieux (géographiques et institutionnels), les acteurs de terrain cherchent à se faire entendre et à faire reconnaître leur expérience et leur professionnalité [7]. L’un des enjeux de ces mobilisations pourrait être, précisément, d’ouvrir des débats et de discuter du sens de ce travail, comme le proposent Laval et Ravon dans le présent ouvrage.

Notes de bas de page :

[1] Entre autres multiples ouvrages et articles, ils collaborent ensemble à la revue Rhizome,qui met en débat les champs du socioéducatif et du soin psychique notamment. Les archives de celles-ci sont accessibles à l’adresse suivante : http://www.orspere.fr/publications/rhizome/

[2] Bertrand Ravon avait déjà co-écrit un texte explorant cette fonction propre des « dispositifs » : Ion Jacques, Ravon Bertrand, « Institutions et dispositifs » in Jacques Ion (dir.), Le travail social en débat[s], Paris, La Découverte, 2005, p. 71-95.

[3] Sur la notion de souffrance voir par exemple Jonathan Louli, « Une science des intuitions », in Le Sociographe, n° 42, juin 2013, p. 33-40.

[4] Comme le restituent également très bien plusieurs contributions, portant sur ces deux notions, dans l’ouvrage suivant : Muller Béatrice, Michon Bruno, Somot Blandine (dir.), Les controverses du travail social en France et en Allemagne, Paris, L’Harmattan, 2015.

[5] Harmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2005.

[6] Bertrand Ravon, Geneviève Decrop, Jacques Ion, Christian Laval, Pierre Vidal-Naquet, Usure des travailleurs sociaux et épreuves de professionnalité. Les configurations d’usure : clinique de la plainte et cadres d’action contradictoires, Modys-CNRS/ONSMP-Orspere, rapport pour l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES), mai 2008.

[7] Jonathan Louli, « Les travailleurs sociaux face à la réforme de leurs métiers. Retour sur deux ans de lutte », in Terrains de luttes, 31 août 2015.

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