L’industrialisation du travail social : une synthèse
Philosophie Politique Sociologie et Anthropologie Travail social
10 Oct 2025
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Article :
Jonathan Louli, 2025, « L’industrialisation du travail social : une synthèse »
Synthèse de travaux en cours et support pour les formations « Résister à l’industrialisation du travail social«
D’où vient cet écrit ?
En 2016 je me suis impliqué, en tant qu’éducateur et sociologue, dans un groupe de travailleur·euse·s du social de région parisienne mobilisé dans le mouvement contre la réforme du Code du travail. Lors des réunions, des constats similaires d’un secteur à l’autre ont été mis en commun : diminution des financements, tensions avec la commande publique, dégradation des conditions de travail, perte de sens… À force d’écriture et de prises de parole, nous avons commencé à formuler l’hypothèse d’une industrialisation du travail social. J’ai poursuivi la recherche à propos de cette hypothèse depuis une dizaine d’années, dans différents textes et podcasts consultables sur internet et sur mon site : www.jlouli.fr
D’où je parle ?
Je m’appuie sur deux types de données, récoltées depuis 2010 au cours de différentes expériences. Tout d’abord, j’ai réalisé plusieurs recherches sociologiques par entretiens et observations, sur la manière dont les travailleur·euse·s du social pensaient leur activité. En parallèle de ces recherches, et au-delà des réflexions collectives que nous avons eues durant le mouvement social de 2016, j’ai collecté des données à l’occasion des différents postes que j’ai occupés dans le social depuis 2010 : en tant qu’animateur puis accompagnant éducatif et social auprès d’adultes en situation de handicap mental, en tant qu’éducateur de rue, puis dans l’insertion par le logement, mais aussi comme formateur, et enfin (depuis 2024) comme doctorant en sciences de l’éducation à mi-temps. Ces analyses de l’industrialisation du travail social ont été discutées au cours de sessions de formation que j’ai animées, en centre de formation ou auprès de collectifs militants.
Que faut-il entendre par « industrialisation » ?
La sociologie a déjà pointé qu’une partie du secteur tertiaire (banque, commerce, administrations…) connaissait des transformations proches de l’industrialisation : concentration économique des établissements, émergence de systèmes techniques visant à faire des économies et réaliser des économies, réduction de la relation personnalisée avec les clients, importance croissante des dispositifs de gestion… Depuis quelques années, on s’aperçoit que des secteurs proches du travail social sont directement concernés par les processus d’industrialisation : l’hôpital, l’insertion professionnelle, le médico-social (aide à domicile, EHPAD…). De nombreux·euses professionnel·le·s de ces secteurs, face aux pressions temporelles, budgétaires, hiérarchiques, face aux contraintes du numérique et de la gestion, aux baisses de salaire et au manque de reconnaissance, ont cette expression révélatrice pour parler de leur travail : « c’est l’usine ». L’idée défendue dans ce texte est que le travail social connaît dorénavant lui aussi ces processus.
Quel est le plan du texte ?
Ce texte décrit en quoi le travail social est concerné par un processus d’industrialisation. On peut résumer ainsi les 3 dimensions de ce processus d’industrialisation qui seront présentées successivement :
- Partie 1 Instrumentalisation des secteurs : les financeurs agissent comme des actionnaires : les sous-secteurs constitutifs du travail social sont structurellement instrumentalisés par les pouvoirs publics dans l’objectif d’en extraire différentes formes de plus-values en retour des investissements réalisés : plus-values économiques (partie 1.1) mais aussi politiques (partie 1.2).
- Partie 2 Standardisation des pratiques : l’efficacité économique et gestionnaire impose ses standards : les pratiques tendent à être uniformisées par les outils gestionnaires et technologiques (partie 2.1) ; les métiers sont déqualifiés par les réformes des formations, les statuts précaires, la division du travail… (partie 2.2)
- Partie 3 Prolétarisation des professionnel·le·s : les travailleur·euse·s deviennent de simples exécutant·e·s : il·elle·s sont exploité·e·s (bas salaires, subordination, conflits de classes sociales, partie 3.1), éprouvent des sentiments d’usure, de manque de reconnaissance, et de dépossession du sens de leur travail (partie 3.2). Cette prolétarisation est structurellement genrée du fait de la féminisation du travail social.
D’un point de vue théorique, ces 3 dimensions s’emboîtent et s’impliquent comme des poupées russes. Mais dans la réalité concrète, elles prennent des formes différentes selon les établissements, selon les époques, selon les départements…
Quel est l’intérêt de formuler une telle critique ?
Le premier intérêt est d’avoir une clef d’analyse générale des multiples tensions et problématiques qui pèsent sur le travail social et qui provoquent une « crise d’attractivité », comme disent les décideurs. Le second intérêt est de développer un point de vue critique et radical du travail social. C’est-à-dire de s’opposer aux visions dépolitisées, conformistes, fatalistes, idéalistes…, du travail social, qui éloignent du réel et des possibles émancipateurs qu’il contient. Ainsi, parler d’industrialisation permet de mettre en lumière la réalité des luttes de classes qui traversent le travail social, et de faire lien avec les mouvements luttant contre le patriarcat et le système capitaliste industriel.
Partie 1. Instrumentalisations des secteurs
Historiquement, surtout depuis les Trente Glorieuses, le travail social est constitué par les pouvoirs publics et les politiques sociales comme leur « bras armé » dans la production de la cohésion sociale. Le financement et la reconnaissance institutionnelle du travail social ont peu à peu été conditionnés au respect de règlementations, de principes, de modalités de fonctionnement et d’objectifs, prescrits par les pouvoirs publics. Le travail social est donc instrumentalisé dans le sens où les financeurs se comportent comme les « actionnaires »[1] de ces secteurs. Ces « actionnaires » ne participent à la production de cohésion sociale et de lien social qu’à la condition de pouvoir extraire des plus-values économiques et politiques.
1.1. Instrumentalisations économiques
Depuis les années 1970, les pouvoirs publics sont dominés par des logiques économiques qui amènent à voir le travail social avant tout comme une « dépense » financière. Les actionnaires cherchent donc à obtenir des plus-values économiques de plusieurs manières :
- Mécanismes de privatisation de l’action sociale et sous-traitance par des acteurs lucratifs :
C’est le cas pour une partie des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, des « services à la personne », des agences de voyages « adaptées », des établissements d’accueil de la petite enfance, de l’insertion professionnelle, etc… En déléguant au secteur privé lucratif (parfois côté en bourse), les pouvoirs publics annoncent « faire des économies » en n’ayant plus à financer eux-mêmes ces secteurs d’activités : il y a plus-value financière indirecte. Cette ouverture à la concurrence marchande engendre de nombreux scandales, comme avec les établissements pour personnes âgées gérés par Orpea ou Korian, ou les crèches privées qualifiées d’« usines à bébés »[2].
- Mesures d’austérité et de « compression des coûts » :
À travers les mesures de coupes budgétaires, les pouvoirs publics annoncent limiter les dépenses en diminuant les financements à différents types de services, quittes à signer ainsi l’arrêt de mort de ces derniers. Lorsque des enfants, des familles, des quartiers populaires sont livrés à eux-mêmes par la suppression de services sociaux, d’associations, d’équipes d’éducateurs et éducatrices de rue, on peut, suivant Karl Marx, parler de « terrorisme bourgeois » (Les luttes de classes en France). La mise en concurrence des acteurs supposés non-lucratifs par les appels à projet qui concèdent des fonds pour de courtes périodes relèvent également de ces logiques d’instrumentalisation économique.
- Financiarisation : les contrats à impact social
Depuis les mesures prises par Emmanuel Macron lorsqu’il était au Ministère de l’Économie entre 2014 et 2016, des investisseurs privés peuvent prendre part aux financements d’actions sociales via les Contrats à Impact Social, et se faire rembourser par un rendement financier plus ou moins élevé de la part des pouvoirs publics selon les évaluations réalisées.
1.2 Instrumentalisations politiques
Les secteurs du travail social fournissent des plus-values politiques directes aux élus-actionnaires en contribuant aux mécanismes de contrôle social et idéologique des populations, renforçant ainsi les pouvoirs des appareils d’État, et permettant des plus-values électorales.
- Instrumentalisations dans les politiques sécuritaires
Depuis le début des années 2000 notamment les logiques sécuritaires prennent davantage d’ampleur et le travail social subit des injonctions à y collaborer, en fichant les personnes accompagnées, en transmettant des informations aux hiérarchies et aux administrations, en participant indirectement à la répression des déviances…
- Le règne de la « comm’ »
Les professionnel·le·s sont enjoint·e·s à participer aux opérations de communication et marketing politiciens, en se concentrant sur certains projets, certains thèmes ou certains publics plus rentables médiatiquement et électoralement. Ces injonctions à participer au marketing politique augmentent la pression sur les professionnel·le·s et les services à rendre des comptes dans les formats exigés par les actionnaires.
- L’enrôlement idéologique au service du néolibéralisme
Les normes et les valeurs imposées au travail social sont celles du néolibéralisme, dont il devient, parfois à son insu, le véhicule idéologique : l’individu est défini comme responsable de lui-même et de son parcours, nos actions comme relevant de choix et de calculs stratégiques et devant viser l’efficacité, chacun est appelé à s’insérer dans un emploi, afin de participer à la croissance et à la guerre mondiale économique, etc…
Conclusion partie 1 : instrumentalisations du travail social
À un premier niveau, les mutations du travail social depuis les années 1980 se voient tout d’abord dans la façon dont les sphères de décision entendent instrumentaliser le travail social, c’est-à-dire en faire un instrument de plus-values politiques et économiques, en l’ouvrant à des logiques productivistes de rentabilité ou en renouvelant différentes formes de contrôle social et idéologique à l’égard des professionnel·le·s et des personnes accompagnées. Les financeurs apparaissent dans cette perspective comme des « actionnaires » du travail social en attente de retour sur investissement.
En conséquence, les phénomènes d’instrumentalisation du travail social ont des impacts très concrets au niveau des activités des professionnel·le·s : ils rendent en effet nécessaire une gestion optimale des établissements, des travailleur·euse·s et de leurs activités. Celle-ci passe par des technologies inspirées des secteurs marchands, qui tendent à standardiser les pratiques et les métiers.
Partie 2. Standardisations professionnelles
Les instrumentalisations des secteurs du travail social par les pouvoirs publics exigent un contrôle et une gestion raffinés du « processus de production ». Les pratiques et les actes, tout comme les métiers et les statuts, doivent être rationalisés et soumis à la « maîtrise », afin d’optimiser les rendements. La standardisation opère à différents niveaux :
- Formatages par les technologies gestionnaires et numériques : c’est-à-dire le fait d’imposer aux pratiques professionnelles des formats d’action et de pensée conditionnés par les protocoles de gestion et par les outils numériques (internet, informatique, smartphones…).
- « Taylorisation » de l’organisation du travail et des modalités de gestion de la main d’œuvre
2.1 Formatages par les technologies gestionnaires et numériques
Depuis la loi du 2 janvier 2002 surtout on observe une inflation de règlements, procédures et référentiels, l’invasion d’outils gestionnaires et de manières bureaucratiques d’organiser le travail, de l’évaluer, de le nommer, dont l’objectif est censé être d’améliorer l’efficacité. Des outils et logiques importés du monde marchand encadrent le travail, tels que la « démarche qualité », adaptée dans la santé et le social depuis des secteurs industriels de pointe.
Cette « gestionnarisation » présente principalement deux problèmes :
- Elle est chronophage et éloigne du cœur de métier :
Alors que la multiplication des outils de gestion est présentée comme une innovation permettant des gains de productivité, elle se traduit concrètement par l’injonction à utiliser des supports bureaucratiques souvent inadaptés et éloignés des préoccupations des professionnel·le·s : tableaux de bord et de reporting, fiches projet, fiches de liaison, cahiers des charges, référentiels… Ces outils permettent rarement tels quels d’améliorer la réflexivité et l’action des professionnel·le·s concerné·e·s, dans la mesure où ils ne font pas écho à leurs manières de penser le sens de leur travail. Au contraire, ils engendrent un travail répétitif et monotone.
- Elle oriente les pratiques professionnelles :
Les formatages gestionnaires ne biaisent pas seulement les manières de rendre compte de l’activité, ils changent aussi les manières d’agir elles-mêmes : pour les professionnel·le·s soumis aux injonctions à respecter les normes, l’intérêt des personnes accompagnées peut devenir secondaire derrière l’impératif de produire les évaluations et les statistiques attendues.
Le formatage gestionnaire passe essentiellement par l’informatique et les technologies numériques, ce qui présente également plusieurs problèmes :
- Ces technologies numériques formatent, biaisent, tronquent les communications et donc les relations, donnent l’illusion de la compréhension instantanée, occultent toute la « communication non-verbale », et réduisent la communication à un échange d’informations.
- Elles concentrent un nombre croissant d’informations qu’elles gèrent et stockent, et dont nous nous dépossédons ainsi nous-mêmes : plannings, disques durs, bases de données, répertoires téléphoniques, GPS…ces outils sont l’illusion d’une mémoire infinie à condition de savoir s’en servir et qu’ils soient eux-mêmes opérationnels.
- Elles participent à la dévastation écologique et au développement du techno-capitalisme américain car les établissements en travail social utilisent rarement des solutions numériques alternatives et écologiques.
- Elles imposent, par leurs formats et par leurs modalités de fonctionnement, non seulement la forme de l’information transmise, mais de fait, elles déterminent aussi quelles informations sont importantes, ce qui peut biaiser les pratiques professionnelles (exemple : remplir une fiche standardisée sur un logiciel pour rendre compte d’un accompagnement invisibilise toute une partie du travail réalisé). La manière de penser les situations des gens, et parfois de se comporter avec eux, en est ainsi formatée : l’objectif de la rencontre devient de remplir les cases par les informations attendues.
Ces formatages gestionnaires et numériques des pratiques professionnelles tendent à créer un fossé entre, d’une part, les réalités vécues sur le terrain, et, d’autre part, les décideurs qui n’aperçoivent ces réalités qu’à travers quelques chiffres et informations transmises dans les logiciels et les rapports. Le terrain et les décideurs ont des lectures opposées du réel.
2.2 Taylorisation des métiers
La maîtrise du processus de production passe par un formatage des activités et des manières de penser le travail, mais également par de nouvelles formes d’organisation du travail et de gestion de la main d’œuvre, qui dessinent des dynamiques de « taylorisation » de l’activité.
- Renforcement des divisions sociales et techniques du travail
La spécialisation des travailleur·euse·s s’accentue au fil des formatages gestionnaires et des constructions règlementaires, selon les découpages des publics et des modalités de financement des établissements : un service – et parfois un poste au sein du service – est financé pour intervenir sur une problématique définie d’un public ou sur une tranche d’âge délimitée, jusqu’à ce que les personnes doivent être réorientées. L’intervention est parcellisée. Par ailleurs, les professionnel·le·s qualifié·e·s au niveau Bac+3 deviennent des micro-gestionnaires, chargé·e·s des activités de coordination, de conduite de projet voire de gestion de plannings, tandis que les missions les plus au contact des publics sont confiées à des personnels exécutants, peu qualifiés, voire en contrat temporaire : « on passe d’une situation de quasi-horizontalité entre professionnels à une situation en pyramide : la pointe étroite est constituée des plus qualifiés et la base très large des moins qualifiés » (Henri Pascal, Histoire du travail social 2014, p. 270). On peut estimer que le développement de la sous-traitance à des auto-entrepreneur·euse·s du social s’inscrit dans les mêmes logiques de recherche de rendement à court-terme, qui exposent au risque d’ubérisation[3].
- Intensification du travail
La taylorisation se manifeste aussi à travers une intensification du travail, comme on le voit notamment à travers le fait que de nombreux·euses professionnel·le·s travaillent en flux tendu, que l’on connaît de plus en plus dans les secteurs du travail social sous l’expression de « tyrannie de l’urgence ». C’est le fait de devoir constamment prioriser les tâches à réaliser, d’être souvent empêché·e de mener un travail de qualité. Cette intensification est également due au fait que les professionnel·le·s doivent de plus en plus rendre des comptes de leur activité à travers les outils de gestion, ce qui les éloigne de leur cœur de métier. Les professionnel·le·s remplissent un double travail : gestionnaire d’un côté (produire des informations et statistiques pour la hiérarchie et les actionnaires), relationnel de l’autre (accompagner les personnes).
- Déqualifications des « ressources humaines »
Dans leurs processus d’expansion, les grandes associations gestionnaires se dotent de services de « gestion des ressources humaines », suggérant de plus en plus que « la masse salariale devient l’une des principales variables d’ajustement » (Chauvière, Qu’est-ce que la chalandisation ? 2009, p. 129). C’est dans cette logique que sont réformées les formations en travail social, dans le sens d’une approche plus technique et gestionnaire pour les personnels les plus qualifiés, et dans le sens d’une uniformisation généralisée par niveau de qualification : le but avoué est de faire des économies dans les systèmes de formation et de faciliter la gestion de la « main d’œuvre » en interne.
Conclusion partie 2 : standardisations professionnelles
Transformer le travail social en un instrument des élus-actionnaires nécessite de faire entrer les activités professionnelles dans les standards d’une gestion efficace. Cette standardisation passe par la diffusion d’outils numériques de gestion et de communication qui contribuent à orienter et formater les pratiques. Elle passe également par une certaine taylorisation, c’est-à-dire une organisation du travail hiérarchisée et spécialisée, où les injonctions à l’efficacité et à rendre des comptes engendre une intensification du travail. À cet effet, les statuts et les métiers du travail social deviennent de simples « ressources humaines » gérées dans une logique économique. Ainsi apparaissent des formes de travail à la chaîne. Les professionnel·le·s et les personnes accompagnées apparaissent comme de simples rouages d’un système technique et organisationnel dont la finalité devient de plus en plus la production de plus-values et d’indicateurs à destination des élus-actionnaires. En conséquence, les professionnel·le·s sont renvoyé·e·s à une position d’exécutant·e·s, de prolétaires.
Partie 3. L’expérience de la prolétarisation
La notion de prolétariat désigne, d’un point de vue objectif et extérieur, la classe sociale qui ne possède pas les moyens de production (les usines, les entreprises, le pouvoir politique et administratif…) et qui doit se salarier au service du patronat pour survivre. Cette classe ne se limite actuellement plus à la classe ouvrière, qui en a longtemps été la figure typique.
On peut estimer que les instrumentalisations du travail social et les standardisations des pratiques et métiers renvoient les travailleur·euse·s du social, comme nombre d’autres salarié·e·s, à leurs conditions de prolétaires en ceci que :
- d’une part, ils et elles sont structurellement réduit·e·s à être des « rouages » dans un système visant l’extraction de plus-values pour les actionnaires,
- d’autre part, le vécu au travail de ces salarié·e·s donne à voir de nombreuses difficultés d’ordre économique (exploitation) et d’ordre subjectif voire psychique (aliénation, perte de sens).
Par ailleurs, la spécificité des dynamiques de prolétarisation dans le travail social est qu’elles sont globalement genrées. En effet, les emplois en travail social sont occupés par 72 à 88% de femmes selon les métiers, du fait de la construction historique des secteurs du travail social, et du fait que les femmes sont assignées à certains emplois, car on a longtemps considéré que ces métiers prolongeaient leurs fonctions maternelles et de soin. Ces emplois féminisés bénéficient d’une moindre reconnaissance et d’une moindre valorisation, comme cela a été discuté pendant la crise sanitaire du Covid. Il y a donc enjeu à dénaturaliser cette féminisation des emplois du social afin de ne pas alimenter des systèmes de domination patriarcale engendrant des inégalités de genre et des souffrances au travail.
3.1 Prolétarisation matérielle : l’exploitation au travail
- Une position subordonnée
Le sentiment d’être « exploité·e·s » est alimenté à la fois par une position subordonnée dans l’organisation du travail, et par les niveaux de salaires relativement modestes, phénomènes qui caractérisent une prolétarisation matérielle. On a souvent l’impression que les actionnaires « font la pluie et le beau temps » : c’est-à-dire qu’ils peuvent décider des orientations de l’intervention, des modalités de financement, de la reconnaissance institutionnelle du travail réalisé… Les travailleur·euse·s de terrain ont en effet rarement leur mot à dire dans les décisions relatives à l’organisation du travail, aux orientations institutionnelles, aux niveaux de salaires, au travail des échelons hiérarchiques supérieurs. La division du travail au sein des secteurs et au sein des établissements sépare de manière assez étanche les fonctions de chaque niveau, formant ainsi une cascade d’échelons de décision au bas de laquelle se situent les travailleur·euse·s de terrain. Cette situation d’exploitation et de subordination prend une teneur particulière quand on tient compte de la forte féminisation des métiers du social et du fait que les hommes accèdent plus rapidement à un poste hiérarchique (Bouquet, article « Genre » dans le Nouveau dictionnaire critique de l’action sociale, 2006, p. 272).
- Tensions autour des salaires et droit du travail
En outre, la situation d’exploitation est nourrie par les niveaux de salaire relativement faibles qui sont versés. Nombre de professionnel·le·s ont un salaire inférieur au salaire médian français, c’est-à-dire qu’ils font partie des 50% de la population les plus pauvres, et une part considérable gagne moins que le salaire moyen français, qui était de 2500€ mensuels nets environ en 2021. Comme le signalent de nombreuses analyses, ces difficultés matérielles sont aggravées par le fait que les métiers du social sont féminisés, les femmes étant plus concernées par les inégalités de salaire et les temps partiels subis.
Ces vulnérabilités économiques sont sensibles au point que les hausses de salaire sont devenues un enjeu prégnant, comme le montrent les récentes mobilisations sociales pour l’application de la « prime Ségur » à tous les personnels, mais aussi les polémiques sur les projets de refonte des conventions collectives. D’où l’opposition entre organisations patronales et organisations syndicales autour du projet de refonte de l’ensemble des conventions collectives du secteur en une convention collective unique. Les syndicats de salariés reprochent au projet patronal un « nivellement par le bas » et une convention qui ouvre la voie à l’intensification du travail. Voir le billet de Didier Zika, secrétaire général de la CGT de l’Association Régionale pour l’Intégration sur le site du syndicat : https://cgt-ari.org/2025/04/22/projet-axess-analyse-critique-dun-recul-social/
3.2 Prolétarisation subjective : les différentes formes d’aliénation
- L’engagement non reconnu mène à l’usure :
L’émergence de différentes formes d’usure professionnelle semble être le principal indice d’une prolétarisation subjective. De nombreuses recherches sociologiques donnant la parole à des professionnel·le·s du social montrent que ce sont surtout les conditions de travail et le management qui sont responsables de l’usure voire des burn-out[4].
Toute une partie de « l’engagement » nécessaire et de la conscience professionnelle n’est pas reconnue, toute une partie du travail n’est pas visible. Les hiérarchies et les actionnaires préfèrent d’ailleurs souvent un travail moins cher et de moindre qualité plutôt que de payer des moyens matériels ou humains supplémentaires. Aux professionnel·le·s de terrain de compenser, prendre sur eux et elles. Lorsqu’on leur signale une charge de travail trop importante, les directions répètent souvent : « Vous n’êtes pas assez bien organisés », ce qui rend les salarié·e·s responsables de leurs difficultés. Au nom des valeurs de « dévouement » qui contribuent à les animer, beaucoup de professionnel·le·s osent peu revendiquer d’amélioration de leurs conditions de travail, de leurs droits ou salaires, par peur de rabaisser leurs engagements à des motivations purement financières… Mais aussi par peur des conflits avec des hiérarchies aux abois pour lesquelles « engagement » est avant tout synonyme de loyauté, soumission et responsabilité individuelle du travailleur ou de la travailleuse.
- Le sens de leur travail est ôté aux travailleur·euse·s
Une partie considérable du travail réalisé fait ainsi l’objet d’un « déni de reconnaissance », soit parce qu’il n’est pas rémunéré – voire plutôt culpabilisé – soit parce qu’il n’est pas valorisé, et que ce sont d’autres aspects de l’activité qui le sont : une part du sens du travail est ôtée. Le travail valorisé par les financeurs est parfois en complète divergence avec le sens et les valeurs des travailleur·euse·s de terrain : on est alors face à un « conflit de valeur », comme disent les sociologues. Ces sentiments de perte de sens nourrissent différents désengagements : turn-over du personnel, démissions, arrêts maladie, reconversions, situations de « pénuries », pointés ces dernières années, et de manière encore plus aigüe depuis la crise sanitaire du Covid.
On retrouve là plusieurs dimensions de ce que Karl Marx, et, à sa suite, différents courants en philosophie et sciences humaines, appellent l’aliénation : le fait que le sens du travail soit confisqué et plus ou moins fortement instrumentalisé, le fait que les activités elles-mêmes tendent à être standardisées et reflètent moins les personnalités de ceux qui travaillent, le fait enfin que ces phénomènes provoquent des souffrances liées au travail, de l’usure. Le travail est rendu extérieur à soi, difficile à penser : on en est comme dépossédé.
Conclusion partie 3 : l’expérience de la prolétarisation
Les instrumentalisations et standardisations du travail social renvoie les travailleur.euses du social à leur condition de prolétaires. Cette prolétarisation revêt une forme matérielle, dans la subordination des travailleur·euse·s aux employeurs et actionnaires et dans les conditions matérielles difficiles qui sont les leurs (niveaux de salaire, pénibilités du travail, travail gratuit…). La prolétarisation prend également une forme subjective, à travers l’émergence de différentes formes d’aliénation (pertes de sens, usure professionnelle, conflits de valeurs…) Ces phénomènes doivent être appréhendés comme structurellement genrés, ce qui permet de s’apercevoir que toute une partie du travail est invisibilisée et dévalorisée car attribuée à des caractéristiques « naturelles » féminines : pas la peine de reconnaître ou valoriser le travail social ou de soin, car des femmes dévouées ont « naturellement » plaisir à le faire, c’est un métier passion ! Différentes inégalités apparaissent alors, telles que l’assignation des femmes à certaines de ces tâches peu valorisées (relationnelles, émotionnelles) tandis que les hommes connaissent une promotion professionnelle plus aisée et de meilleurs niveaux de salaire.
Bibliographie partie 1 instrumentalisations du travail social :
Livres proposant une perspective historique :
- Michel Autès, 1999 (1ère édition) Les paradoxes du travail social
- Pascal Henri, 2014 (1ère édition) Histoire du travail social en France
Les travaux de Michel Chauvière critiquent l’entrée du néolibéralisme dans le travail social. Voire notamment :
- Michel Chauvière, 2010 (1ère édition) Trop de gestion tue le social
- Michel Chauvière, 2011 (1ère édition) L’intelligence sociale en danger
- Article en ligne : Michel Chauvière, « Qu’est-ce que la chalandisation ? » (2009)
https ://shs.cairn.info/revue-informations-sociales-2009-2-page-128 ?lang=fr
- Article en ligne : Michel Chauvière, « Quel est le social de la décentralisation ? » (2010)
https://shs.cairn.info/revue-informations-sociales-2010-6-page-22?lang=fr
Plus récemment, le sociologue Jean-Sébastien Alix a publié un livré sur l’impact du néolibéralisme dans le travail social : Jean-Sébastien Alix, 2023, Les travailleurs sociaux face au néolibéralisme
J’ai rédigé des fiches de lecture de ces différents livres, elles sont disponibles sur www.jlouli.fr/publications
Bibliographie Partie 2 standardisations des pratiques :
Les travaux du sociologue Michel Chauvière (cf. ses livres cités dans la bibliographe de la partie 1) traitent beaucoup de ces formatages gestionnaires. Voir également :
- Sur la notion de qualité : Chauvière, M. (2018). Extension et mutation du domaine de la qualité dans le secteur social. https://shs.cairn.info/revue-informations-sociales-2018-3-page-96?lang=fr
- Sur la formation en travail social : Chauvière, M. et Garrigue, G. (2020). La formation à l’heure du démantèlement de l’action sociale. https://shs.cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2020-2-page-61?lang=fr
- Sur la notion de « bonnes pratiques » : Chauvière, M. (2013). Vous avez dit : « bonnes pratiques » ? https://shs.cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2013-2-page-20?lang=fr
- Sur la question de l’évaluation des pratiques : Chauvière, M. (2013). L’exigence d’évaluation : entre démocratie et technocratie. https://shs.cairn.info/revue-le-journal-des-psychologues-2013-4-page-24?lang=fr
- Une approche critique des « référentiels » : Chauvière, M. (2006). Les référentiels, vague, vogue et galères. https://shs.cairn.info/revue-vie-sociale-2006-2-page-21?lang=fr
- Un article à moi à propos du numérique : Louli, Jonathan. Usages numériques au service de l’industrialisation du « travail social », 2023, disponible sur : www.jlouli.fr/
Bibliographie Partie 3 Prolétarisations des professionnel·le·s
Rapport DREES 2025 Éducatrices spécialisées neuf ans après l’entrée dans la profession, une sur deux a quitté le métier En ligne : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2025-03/ER1329-E%CC%81ducatrices%20spe%CC%81cialise%CC%81es%20situation%20professionnelle_MEL.pdf
Rapport INSEE 2023 Dans l’action sociale, la santé et l’enseignement, davantage de problèmes de santé déclarés, plus souvent causés par le travail. En ligne : https://www.insee.fr/fr/statistiques/7456943
Karl Marx, Le manifeste communiste Disponible en ligne : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000.htm
[1] Traversaz, F. (2006). Article « Gouvernance ». Dans J.-Y. Barreyre et B. Bouquet, Nouveau dictionnaire critique d’action sociale. Bayard, pp.278-280
[2] Voir « Enquête sur les crèches privées, « secteur en plein expansion », selon Bérangère Lepetit et Elsa Marnette » en ligne : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-jeudi-07-septembre-2023-6752302
[3] Voir cet article à moi sur le travail social en libéral : Jonathan Louli, Janv.-Fév. 2020, « Le travail social indépendant : libération ou libéralisation ? », Disponible sur : www.jlouli.fr/publications et sur Cairn
[4] Pour ne citer qu’une seule recherche : Ben Mrad, F. (2019) « Travailleurs sociaux face au burn-out », revue Sciences et actions sociales En ligne : http://journals.openedition.org/sas/3505