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Le travail social peut-il être une discipline ?

Sociologie et Anthropologie Travail social

09 Nov 2020

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Couverture du livre "Le travail social en quête de légitimité"

Note de lecture de :

Jean-Sébastien Alix, Michel Autès, Eric Marlière (dir.), Le travail social en quête de légitimité, Rennes, EHESP, coll. « Politiques et interventions sociales », 2020, 224 p.

Note de lecture diffusée sur le site Lectures

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Comme le précisent en introduction les trois sociologues lillois qui coordonnent l’ouvrage, le travail social se porte actuellement fort mal, traversé par des « incertitudes » et de profondes reconfigurations. C’est dans ce contexte que certains professionnels espèrent redonner une légitimité à leur champ d’activité en développant une recherche autonome fondée sur « une supposée scientificité » (p. 7). Cependant, la recherche à prétention scientifique, précisent les sociologues universitaires, est « exigeante » et nécessite des conditions politico-institutionnelles adaptées. Une « guerre froide » divise ainsi ceux et celles qui entendent mener des recherches ayant trait au travail social[1] : bien qu’il y ait de nombreux « non alignés », un « mur de Berlin » s’est construit à la séparation entre – pour résumer grossièrement – tenants d’une recherche sur le travail social et tenants d’une recherche en travail social. Le débat est ancien quant au statut scientifique et/ou disciplinaire du travail social, des savoirs et connaissances produits à son sujet ou en son sein. Un colloque a tenté de faire « consensus » à ce propos en 2012[2], mais, à la lecture de plusieurs contributions du présent ouvrage, on est amené à considérer que celui-ci a voulu clore le débat sans doute trop rapidement. Les rapports, visées et implications des parties prenantes dans la recherche au sujet du travail social sont en effet autrement plus complexes que l’ironique métaphore de la guerre froide[3] : c’est justement l’objet de ce livre que de dresser un « état des lieux » des enjeux et controverses sur le sujet, en partant de la question posée depuis plusieurs décennies par les tenants d’une recherche en travail social : « le travail social est-il une science ? » (p. 8). Pour ce faire, les auteurs proposent, pour commencer, de décentrer quelque peu le débat en se penchant sur « la question de la science et de son rôle dans la société » (p. 17).

Il faut en effet garder à l’esprit que les « origines et usages des savoirs » dans le champ du travail social posent à la fois des « enjeux de connaissance » et des « enjeux politiques » (p. 17). Ainsi, rappelle Jean-Yves Dartiguenave, si le travail social est traversé par des questionnements proprement anthropologiques, il affronte un « obstacle épistémologique » majeur à travers la « dérive impérialiste » des logiques gestionnaires et managériales. Il devient impératif de recomposer la connaissance relative à cet « arrière-plan anthropologique » du travail social, tout d’abord en résistant au « pouvoir technocratique diffus » par une « insoumission » du savoir. Ensuite, à travers une « indiscipline » qui, en dépassant le morcellement de la connaissance dans les différentes disciplines, puisse reconstituer un « savoir de référence » à même d’offrir une meilleure intelligibilité de leur pratique aux professionnel·les concerné·es. C’est l’objectif similaire de nourrir une « réflexivité critique » qu’attribue Yves Bonny à la « recherche praxéologique » (ou recherche autour de la « praxis » des professionnels). Il définit ce type de recherche comme une alternative à la recherche scientifico-académique, avec laquelle elle formerait un « continuum », permettant à la fois de préserver l’autonomie de la démarche scientifique, et d’éviter « la voie technocratique utilitariste douteuse et dangereuse » qu’impliquerait une « scientificité du travail social » (p. 38). L’enjeu politique de la recherche est bien perçu ici à travers l’idée que « discréditer tout ce qui ne relève pas du modèle académique classique à travers l’affirmation péremptoire que “ce n’est pas de la recherche” pose un problème majeur » (p. 44).

Le débat pourrait donc s’arrêter à cette idée que la « scientifisation » ou « disciplinarisation » du travail social sont, d’un certain point de vue, des questions secondaires par rapport à la « valeur d’usage »[4] des savoirs dégagés. Cependant, force est de constater que de nombreux acteurs, souvent praticiens du travail social ou de la formation, explorent la possibilité d’une recherche scientifique en travail social, et que les universitaires et scientifiques de métier ont des choses à répondre à ces revendications. Michel Chauvière et Richard Gaillard signent à ce propos un chapitre d’une importance certaine, qui rappelle que les rapports entre recherche et travail social s’observent prioritairement à travers les rapports entre l’université et la formation supérieure en travail social. À la lumière d’une remise en perspective sociohistorique d’une grande richesse, les deux sociologues montrent que les réformes de l’université et des formations en travail social, ainsi que les « apories » des derniers États généraux du travail social ont engendré un « brouillard persistant ». Il faudrait une véritable « volonté politique » de la part de la puissance publique, pour développer la recherche scientifique ayant trait au travail social, et sortir de l’utilitarisme et de la marchandisation rampante. En attendant, les deux chercheurs estiment que « l’intégration académique » est la moins mauvaise des solutions, car malgré les aléas et difficultés de l’université, celle-ci reste un « temple de la connaissance disciplinaire et interdisciplinaire du réel » (p. 110).

Si l’on file cette dernière métaphore, on ne s’étonnera pas de voir apparaître des procès en hérésie où comparaissent les tenants d’un travail social scientifique. Manuel Boucher confronte ainsi les « confusions » entretenues par les promoteurs de la recherche en travail social et la « contre-productivité » de leurs postures : « c’est donc la nécessité de mobiliser les sciences pour penser les pratiques d’intervention sociale qui est reconnue et pas l’existence d’une “science” spécifique au travail social » (p. 129). Affirmant son soutien à différents projets gouvernementaux et espérant inspirer les ministères concernés, il formule la proposition de créer une « discipline académique » et un « doctorat spécifique » animés par des universitaires. C’est à la méthodologie favorite de la recherche en travail social que s’en prend, quant à lui, Éric Marlière : la « recherche collaborative » lui apparaît surtout comme une « utopie égalitariste » qui ne peut s’appliquer sur certains terrains de recherche « sensibles », comme l’illustrent ses études auprès de « certains “jeunes de cité” […] qui se moquent totalement de la recherche et du savoir qu’elle produit » (p. 134 – 135). Enfin, quoiqu’un peu décentré par rapport aux débats qui traversent les autres contributions, Jacques Ion enfonce le clou en estimant qu’à la lumière de son parcours, le travail social est surtout un « objet », dont l’intérêt est de renseigner sur comment « faire société ». Pour lui, constituer le travail social en discipline impliquerait donc « un formidable rétrécissement du regard » (p. 145).

Une des questions fondamentales qui anime les débats est par conséquent de savoir dans quelle mesure le travail social pourrait être une discipline. Jean-Louis Fabiani répond à travers une « sociologie des disciplines » aussi brillante qu’iconoclaste, que celles-ci sont avant tout le fruit de découpages institutionnels et de rapports sociaux souvent conflictuels[5] ; mais qu’elles ont le mérite d’être des espaces protégés au sein desquels la réflexion peut se développer. À ce titre, tout comme les sciences de l’environnement, le travail social peut devenir une discipline. Stéphane Rullac va encore plus loin, puisqu’il estime que si les sciences du travail social n’existent pas encore, la « scientifisation » et l’« académisation » de ce champ sont des phénomènes inéluctables : la spécificité de la France s’estompe[6]. Il importe donc désormais de concentrer les efforts sur l’émergence d’une « communauté scientifique », autour de « paradigmes » et « références » cohérents[7], en vue de faire advenir les sciences du travail social. Retraçant les liens entre le travail social et les principaux types de recherche sociologique, Jean-Sébastien Alix quant à lui réitère la mise en garde contre les risques d’utilitarisme et de marchandisation d’une activité de recherche soumise à l’injonction à être « utile ».


Les coordinateurs de l’ouvrage synthétisent en conclusion les principaux « carrefours » ou « points sensibles » autour desquels se déploient les controverses sur les rapports entre travail social et recherche. Si en effet l’on n’est pas ici en présence d’une « conférence du dissensus », on peut néanmoins apprécier la richesse et la variété des points de vue et questionnements travaillés dans l’ouvrage. Par ailleurs, en vue d’ouvrir le débat, la conclusion se termine sur des invitations à la réflexion, évoquant notamment l’enjeu de l’éthique et des « raisons d’agir ». Ce questionnement semble central à plus d’un titre. Tout d’abord, parce que la « polémique » entre des positions présentées comme indépassables rappelle au lecteur avisé que les nobles questionnements épistémologiques peuvent être sous-tendus par des enjeux tout à fait matériels : bataille pour les postes, les financements, la reconnaissance institutionnelle, les profits financiers et politico-symboliques tirés des colloques, publications, etc. Mais soulever la question de l’éthique est également fondamental pour rappeler que, quoiqu’il en soit, travail social et sciences sociales lui sont, en un sens, soumis, étant entendu que ni les praticiens ni les chercheurs ne devraient faire ce qu’ils font pour permettre de simplement « faire société », mais bien de faire « société démocratique »[8]. L’exigence éthique amène ainsi à considérer que ni la recherche (en, dans, sur…), ni la science, ni le travail social n’ont leur fin en eux-mêmes et ne doivent être défendus pour eux-mêmes, mais à la lumière de la question essentielle : « pour qui, pourquoi faire sens ? ».

Notes de bas de page

[1] S’opposent en effet les chercheurs professionnels (consultants, universitaires) aux non professionnels (formateurs et « praticiens-chercheurs », c’est-à-dire praticiens du travail social formés à la recherche). Les recherches qui traversent le travail social peuvent ainsi concerner ses thèmes et objets d’intervention, les pratiques et postures professionnelles, les configurations institutionnelles, politiques, légales…

[2] Voir Marcel Jaeger (coord.), Conférence de consensus. Le travail social et la recherche, Paris, Dunod, 2014.

[3]  AFFUTS – Association française pour le développement de la recherche en travail social (dir.), Quels modèles de recherche scientifique en travail social ?, Rennes, EHESP, coll. « Politiques et interventions sociales », 2013. Voir le compte-rendu de Charlène Charles pour Lectures : https://journals.openedition.org/lectures/13748

[4] Françoise Clerc et Serge Tomamichel, « Quand les praticiens deviennent chercheurs », Éduquer [En ligne], 8 | 2004 : http://journals.openedition.org/rechercheseducations/339

[5] L’idée que les découpages disciplinaires existent pour des raisons institutionnelles plutôt qu’épistémologiques est également défendue par plusieurs contributeurs à l’ouvrage : Jean-Michel Bessette (dir.), Etre socio-anthropologue aujourd’hui ?, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2014, 165 p., dont on peut lire un compte-rendu pour Lectures à l’adresse suivante : https://www.jlouli.fr/quest-ce-que-la-socio-anthropologie/

6 La France est l’un des rares pays où le travail social n’est pas une discipline universitaire et où il n’existe même pas de « hautes écoles » pour les études supérieures en travail social. Outre plusieurs contributions du présent ouvrage évoquant cet aspect, on peut se reporter, pour un panorama européen de la formation en travail social, à : Emmanuel Jovelin (dir.), Histoire du travail social en Europe, Vuibert, coll. « Perspectives sociales », 2008, p. 7-22.

[7] Paradigmes dont, comme le rappelle Rullac, la généalogie peut être aperçue dans diverses positions d’acteurs et d’actrices du social dès le premier tiers du XXe siècle, et notamment à l’occasion de la première conférence internationale de service social, en 1928. Pour davantage d’informations sur cette période de l’histoire du travail social, on pourra utilement consulter Henri Pascal, Histoire du travail social en France. De la fin du XIXe siècle à nos jours, Rennes, Presses de l’EHESP, 2014, ainsi que le compte-rendu de Jonathan Louli pour Lectures : https://www.jlouli.fr/histoire-du-travail-social/

[8] Samuel Hayat, Démocratie, Paris, Anamosa, coll. « Le mot est faible », 2020. Voir le compte-rendu de Jonathan Louli pour Lectures https://www.jlouli.fr/la-democratie-comme-refus-collectif-detre-gouverne/

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