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Introduction aux pédagogies scolaires alternatives

Education Sociologie et Anthropologie

29 Juil 2022

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couverture du livre "Sociologie des pédagogies alternatives"

Note de lecture de : 

Ghislain LeroySociologie des pédagogies alternatives, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2022, 126 p.

Note de lecture diffusée sur le site Lectures

Voir le site de l’éditeur La Découverte

Développant une sociologie de l’enfance, et notamment des pédagogies scolaires et familiales qui sont liées à cette période de la vie, Ghislain Leroy est maître de conférences à l’université Rennes 2. Il a soutenu en 2016 une thèse sur les mutations du rapport que les maîtres et maîtresses d’école maternelle entretiennent aux enfants, d’où il a tiré son premier ouvrage[1]. Il signe aujourd’hui son deuxième livre, aux éditions La Découverte, dans la collection « Repères » bien connue pour son « accessibilité »[2]. En s’appuyant sur une somme importante de travaux de recherches en sociologie et sciences de l’éducation[3], ce petit manuel étudie l’émergence et la diffusion des pédagogies alternatives issues du courant de l’« éducation nouvelle », leur incorporation relative aux pédagogies scolaires « classiques », ainsi que leurs principaux enjeux et limites.

Une telle synthèse nécessite tout d’abord de définir le courant de l’éducation nouvelle. Celui-ci, explique Leroy dans le premier chapitre, émerge à la fin du XIXsiècle, dans le sillon des travaux scientifiques qui se questionnent sur ce qu’il faut apprendre aux enfants et sur les modalités de transmission à adopter. Ce courant se constitue autour de penseurs variés, pédagogues et universitaires, qui, malgré certaines divergences, partagent une opposition à la « pédagogie traditionnelle ». Ces penseurs ont également en commun quelques « principes » tels que « l’“intérêt” de l’enfant », « la notion d’“activité” », la remise en cause de l’asymétrie entre enseignant et élève, l’importance de la relation éducative, du « groupe enfantin », ou encore le fait de situer les pratiques pédagogiques dans le « réel » et non dans « l’abstraction intellectuelle » (p. 11-13). L’éducation nouvelle est cependant loin d’être un courant révolutionnaire, et peut même, selon Leroy, reproduire ou engendrer différentes formes de contrôle social et rapports de pouvoir. Elle perpétue notamment de nombreuses caractéristiques de la « forme scolaire »[4] : une organisation du temps et de l’espace dédiée à l’apprentissage, des objectifs fixés par les adultes, en somme « une certaine discipline ». Leroy se propose ainsi « de considérer l’éducation nouvelle comme un projet de réforme de l’école plutôt que comme une abolition de celle-ci » (p. 22).

Les conditions de diffusion des principes de l’éducation nouvelle ne sont pas faciles à déterminer avec exactitude, rappelle Leroy au début du deuxième chapitre. On peut néanmoins observer que, sous l’influence de certains « fondateurs » (Alexander Neill, Célestin Freinet, etc.), ceux-ci semblent mis en application en certains endroits dès le tout début du XXe siècle, dans l’école maternelle, l’école primaire ou l’éducation spéciale (adressée aux enfants en situation de handicap). L’essor des sciences humaines et l’accès du Front populaire au pouvoir dans les années 1930 aideront à faire connaître et reconnaître l’éducation nouvelle. Après la Libération, la diffusion de ce courant est encore davantage portée par la dynamique de démocratisation de la société et de massification de l’école. Les initiatives et expériences se référant aux principes de l’éducation nouvelle se multiplient, jusqu’à l’apogée connu durant le « climat libertaire » des années 1968. Cependant, l’éducation nouvelle en tant que telle perdra progressivement en influence du fait à la fois de la concurrence d’autres courants – dont certains plus radicaux –, ainsi que de la « normalisation » et de la dilution de ses idées à partir des années 1970.

Dans la décennie qui suit, le champ éducatif est confronté à un « tournant néolibéral » qui reconfigure ses valeurs et pratiques, comme le restitue Leroy dans le troisième chapitre. Ce tournant se repère à travers la diffusion dans les institutions scolaires de la pédagogie par objectifs, de la logique de compétences, de principes de responsabilisation individuelle, d’injonctions à l’innovation et à l’évaluation, imprégnées de valeurs entrepreneuriales et parfois de valeurs conservatrices. L’analyse de Leroy ne s’arrête pas à pointer les effets négatifs du « néolibéralisme » sur les structures éducatives alternatives, qui pour beaucoup subissent une « mise au pas ». Le sociologue interroge aussi les accointances conceptuelles entre, d’une part, le « nouvel esprit du capitalisme »[5] et les attentes des classes sociales qui le portent et, d’autre part, divers principes de l’éducation nouvelle et ses dérivés (l’injonction à l’autonomie, les approches socioconstructivistes qui remettent en cause la « logique de la transmission » de l’enseignant vers l’élève et s’appuient sur la résolution, souvent en groupe, de « situations problèmes », etc.).

La question de la collusion entre éducation nouvelle et « néolibéralisme » se pose légitimement lorsque Leroy propose d’en explorer une dimension spécifique dans le quatrième chapitre, à savoir l’efficacité des pédagogies alternatives en matière de lutte contre la « difficulté scolaire ». Il y aurait en effet une « croyance magique » en l’innovation pédagogique ainsi qu’en la « pédagogie du détour » – basée sur des activités dans lesquelles les objectifs d’apprentissages sont implicites et donc, au début, invisibles aux élèves –, alors que les pratiques qu’elles promeuvent œuvrent parfois au détriment des publics peu acculturés aux attendus d’autonomie scolaire. En suivant Bernstein[6], ces « pédagogies invisibles » seraient ainsi moins adaptées aux élèves en difficulté que les « pédagogies explicites » qui énoncent clairement aux élèves les objectifs et compétences attendus, les savoir-faire et modalités d’évaluation à mettre en œuvre, etc.

En effet, si le vécu des élèves ayant connu des pédagogies alternatives a encore peu été analysé, il semble que ce sont leurs capacités à l’autonomie qui sont les plus développées par ces pratiques éducatives, comme le suggère Leroy dans le cinquième chapitre. Dans ce chapitre relativement court, l’auteur pointe l’enjeu à développer les recherches, encore trop peu fournies, sur les enseignants pratiquant ces pédagogies alternatives, et sur les élèves qui en ont bénéficié. Ainsi, faisant le point sur l’actualité des pédagogies alternatives dans le sixième et dernier chapitre, l’auteur pointe que la « pédagogie Montessori », très en vogue actuellement, prône des valeurs d’autonomie individuelle qui la rendent « conciliable avec les valeurs néolibérales contemporaines » (p. 79), d’où certainement son essor[7]. La même limite peut être trouvée à la pédagogie Steiner ou aux écoles démocratiques : elles s’appuient sur des capacités « présupposées » des enfants à être autonomes et intéressés par des activités pédagogiques. Ces dispositions ne sont généralement pas celles des milieux populaires, dans lesquels le rapport à l’école peut être plus instrumental voire conflictuel. Les parents qui font appel aux pédagogies alternatives, souvent de classes moyennes ou supérieures, sont avant tout à la recherche de prises en charge éducatives plus individualisées, ce qui peut entraîner des « hybridations » entre différentes formes pédagogiques.

À l’opposé de ce pôle de pédagogies alternatives visant l’épanouissement individuel, Leroy termine le dernier chapitre en évoquant un autre pôle influençant les pédagogies alternatives : les « pédagogies critiques ». Tirant notamment leur source de la pensée et de l’action menée par le pédagogue brésilien Paulo Freire, leur diffusion en France doit beaucoup aux travaux d’Irène Pereira[8]. Visant la transformation sociale et l’émancipation individuelle et collective, les « pédagogies critiques » se déclinent en différentes perspectives : féministe, queer, antiraciste, décoloniale, écologiste… Si celles-ci peuvent nourrir les pédagogies alternatives, la recherche s’accorde à dire qu’elles les dépassent généralement en radicalité : « il convient de distinguer les pédagogies critiques des pédagogies alternatives actuellement florissantes, qui ne remettent pas en cause le modèle patriarcal et capitaliste, permettant même parfois de diffuser ses valeurs […] Il n’est pas rare qu’elles ne rompent pas ou peu avec de nombreuses visées scolaires actuelles, dont la recherche de la performance individuelle » (p. 101).


Leroy estime dans sa conclusion que l’enjeu majeur pour la recherche et les praticien·ne·s du champ éducatif est de lutter contre les inégalités. Et bien que les « pédagogies critiques » semblent peut-être nourrir davantage que les pédagogies alternatives cet impératif, l’auteur n’exprime pour autant aucun parti pris sensible pour l’un ou l’autre de ces courants. Cela peut être vu comme un avantage du livre, qui présente un regard nuancé sur les pédagogies alternatives. L’ouvrage présente également pour intérêt, dans la tradition de la collection « Repères », d’être synthétique, très accessible et lisible, et de s’appuyer sur une multitude de travaux de recherche plus ou moins récents. Il constitue ainsi une bonne porte d’entrée dans l’étude des pédagogies alternatives, et souligne à leur sujet de nombreuses questions et pistes de recherche actuelles. Parmi elles, l’auteur mentionne à plusieurs reprises le « programme, politique, d’une “pédagogie rationnelle” » (p. 106), projet qui semble, depuis l’époque de l’école durkheimienne[9], nourri principalement par des sociologues de l’éducation. L’actualisation de celui-ci, à la lumière des « pédagogies alternatives », et dans une perspective d’émancipation collective, semble être une perspective de recherche et d’action féconde. À condition de ne rien perdre de l’esprit d’analyse et de critique qui fait la richesse de l’approche sociologique.

Notes de bas de page :

[1] Ghislain Leroy, L’école maternelle de la performance enfantine, Bruxelles, Peter Lang, coll. « Petite enfance et éducation », 2020, compte rendu de Héloïse Durler pour Lectures : https://journals.openedition.org/lectures/42723.

[2] Voir le site de la collection Repères : https://www.editionsladecouverte.fr/la-maison/reperes.

[3] L’importante bibliographie est consultable sur Cairn : https://www.cairn.info/sociologie-des-pedagogies-alternatives–9782348055256-page-109.htm.

[4] Voir Bernard Lahire, Daniel Thin, Guy Vincent, « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », in Guy Vincent (dir.), L’Éducation prisonnière de la forme scolaire ?, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1994, p. 11-48.

[5] Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

[6] Basil Bernstein, « Classes et pédagogies : visibles et invisibles », in Deauvieau Jérôme, Terrail Jean-Pierre, Les sociologues, l’école et la transmission des savoirs. Dix ans après, Paris, La Dispute, 2017, p. 85-112, compte rendu d’Igor Martinache pour Lectures https://journals.openedition.org/lectures/22615.

[7] Comme le développe l’auteur dans un article : Ghislain Leroy, « Maternelle : l’autonomie des enfants, nouvelle priorité éducative ? », in The Conversation, 22 février 2022, en ligne : https://theconversation.com/maternelle-lautonomie-des-enfants-nouvelle-priorite-educative-173773.

[8] Voir Jonathan Louli, « Une introduction à Paulo Freire et aux pédagogies critiques », 26 septembre 2021, en ligne : https://www.jlouli.fr/une-introduction-a-paulo-freire-et-aux-pedagogies-critiques.

[9] Le projet d’une « pédagogie rationnelle » éclairée par l’étude sociologique est mentionné tel quel par Paul Fauconnet, proche d’Émile Durkheim, dans son introduction au livre : Émile Durkheim, 1985 [1922], Éducation et sociologie, Paris, Quadrige/PUF, p. 22-23. Voir ma note de lecture : https://www.jlouli.fr/durkheim-lart-educatif-une-domestication-sociale/

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