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Wilhelm Reich : de la conscience de classe à l’autogestion prolétarienne

Politique Psy, soins, santé

08 Juil 2021

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Couverture du livre de Wilhelm Reich "Qu'est-ce que la conscience de classe ?"

Note de lecture de :

Wilhelm Reich, Qu’est-ce que la conscience de classe ? Contribution au débat sur la reconstruction du mouvement ouvrier, Saint-Joseph-du-Lac, M Éditeur, coll. « Marxismes », 2018, 143 p., trad. Constantin Sinelnikoff, préface de Sébastien Roux

Note de lecture diffusée sur le site Lectures (décembre 2018)

Site de l’éditeur québécois M Editeur


Comme le restitue Sébastien Rioux dans sa préface, Wilhelm Reich est un penseur précurseur à différents points de vue : « psychanalyste et révolutionnaire », il est parmi les principaux initiateurs du « freudo-marxisme », dans le premier quart du XXe siècle. Né en 1897 dans l’actuelle Ukraine, il est passé par Vienne où il a été assistant de Sigmund Freud, avant de s’éloigner des milieux psychanalytiques « bourgeois » pour se rapprocher du marxisme et du mouvement ouvrier, en Autriche puis en Allemagne. Reich critique autant l’individualisme de la psychanalyse que le déterminisme économique du marxisme. Pour lui synthétise le préfacier ; « la structure psychique qui se développe au sein de chaque individu doit être comprise comme étant la résultante du combat entre les besoins humains et la façon dont la société forme, module et réprime ceux-ci » (p. 11).

Après 1933, Wilhelm Reich fuit l’Allemagne et finit par rejoindre les États-Unis. Dans son exil, il se demande longuement comment les masses populaires ont pu laisser le nazisme accéder au pouvoir, voire adhérer à ce régime. Cette question, qui est celle de la conscience de classe, lui semble insoluble si l’on se limite aux œillères du marxisme classique, du communisme autoritaire et de l’idéologie stalinienne. Exclu du parti communiste allemand pour les idées qu’il affiche, Reich considère que la révolution ne peut pas passer uniquement par une discipline de parti et par une propagande traditionnelle : elle requiert avant tout d’accorder attention au vécu ainsi qu’aux préoccupations concrètes et quotidiennes des « masses ».

Le présent ouvrage, initialement publié par Reich en 1934, sous le pseudonyme d’Ernst Parell, rassemble de manière synthétique ses réflexions sur la conscience de classe. La traduction en français est celle réalisée par Constantin Sinelnikoff en 1971. Comme nous allons le voir, l’auteur propose des principes théoriques et tactiques généraux : « nous n’avons pas de recettes à donner, mais seulement la méthode d’analyse » (p. 117). Après être revenu sur les « motifs de cet écrit », rappelant le contexte d’écriture difficile, dans des conditions d’exil, suite à la déroute des mouvements ouvriers face au fascisme, Reich fait observer la profonde coupure qui s’est installée au sein de ces derniers, entre les « discutailleurs » et les masses. Il exhorte à renouveler les idées, méthodes et approches du mouvement, et à sortir de l’orthodoxie marxiste classique. Pour ce faire, le principal effort préconisé par Reich est de s’intéresser à la « psychologie politique collective » de celles et ceux qui sont susceptibles de contribuer à la révolution prolétarienne.

Les prémisses posées par Reich visent à construire une définition claire de la conscience de classe des masses, dont le « développement » est une étape incontournable pour les révolutionnaires, avant de songer à quelque question de tactique que ce soit. La conscience de classe se développe selon différentes options : en partie spontanément, en partie en diffusant du savoir, en partie grâce à l’activisme d’une avant-garde, en partie en répondant aux besoins quotidiens des gens : l’erreur, selon Reich, est de s’enfermer dans une seule de ces options. L’auteur pointe également la distance qu’il peut y avoir entre la conscience de classe du « dirigeant » révolutionnaire et celle des masses, la seconde étant « entièrement personnelle » et construite à partir de préoccupations du quotidien. Il faut alors que s’accordent ces deux « espèces » de conscience de classe, pour reprendre le mot de Reich, qui appelle les militants, intellectuels et autres « avant-gardes » à se pencher sur la « structure mentale » et sur les conditions d’existence des gens, en vue de refonder une « activité politique liée à la vie » (p. 37). La révolution, insiste le penseur freudo-marxiste, ne devrait jamais être une affaire d’ascèse et d’idéalisme, mais avant tout une question de raison et de satisfaction des besoins matériels : « tout ce qui s’appelle aujourd’hui morale ou éthique sert à l’oppression de l’humanité travailleuse » (p. 42). Selon Reich, la conscience de classe peut donc être comprise comme une forme de culture, au sens sociologique et anthropologique, c’est-à-dire comportant des dimensions matérielles et intellectuelles : « on peut considérer comme facteurs de la conscience de classe tout ce qui contredit l’ordre bourgeois, tout ce qui contient le germe de la révolte ; et inversement, comme obstacles à la conscience de classe, tout ce qui lie à l’ordre bourgeois, le soutient et le renforce » (p. 42-43).

Reich illustre ensuite combien il est important pour le développement de la conscience de classe de prendre en compte ce qu’il appelle le « facteur subjectif », c’est-à-dire la « structure mentale », les préoccupations quotidiennes et les conditions d’existence telles qu’elles sont vécues par les masses. Ces illustrations ne forment pas à proprement parler un argumentaire scientifique, mais sont tirées de rencontres et d’expériences de terrain, auprès d’enfants, de jeunes gens, de femmes et d’hommes adultes (notamment ouvriers) ; elles permettent à l’auteur de tirer différentes implications de la posture qu’il construit. Les questions étudiées étant en effet fondamentalement politiques, il revient sur les concepts de « politique bourgeoise » et de « politique révolutionnaire ». La première, également appelée « haute politique », à laquelle se mêle la politique internationale, ne fait pas sens pour les masses. Il faut adapter la politique à celles-ci, et pas l’inverse, tout comme l’économie doit servir la psychologie collective et la satisfaction des besoins, c’est pourquoi la politique vraiment révolutionnaire doit « s’adresser » aux masses.

Cette politique révolutionnaire a été jusque-là entravée par diverses tares : en effet, le mouvement ouvrier se divise traditionnellement en une multitude d’organisations qui se prétendent chacune être « élue des Dieux » (p. 104) pour prendre la direction de la révolution, et comme devant apporter son programme aux masses. Pourtant, un parti de masse et sa direction sont « dialectiquement » liés, c’est-à-dire que le parti se construit grâce aux masses, y compris dans ses idées et revendications ; pour ce faire, il doit saisir leurs intérêts, parler leur langage, favoriser la conscience de classe et avoir des moyens de réaliser une vulgarisation politique. Ceux qui veulent pouvoir se dire révolutionnaires doivent « tout d’abord détruire en eux-mêmes la foi en l’autorité » (p. 103) qui les pousse sans cesse à défendre avant toute chose leur organisation, leur tactique, leur programme, les faisant parfois passer à côté des attentes réelles des masses. Reich propose alors d’autres illustrations, parfois décapantes pour les organisations traditionnelles, tirées de ses observations des mondes de l’art et des sciences, du rapport à la police ou à la violence contestataire. Il conclut ensuite son argumentation en ré-insistant sur le fait que les « besoins subjectifs » sont politiques et doivent servir à conscientiser les masses, à exprimer une compréhension réelle à leur égard : les « facteurs objectifs » et la « haute politique » ne font généralement pas sens pour les classes laborieuses. Il faut laisser aux gens la capacité de développer « l’autogestion » dans les entreprises et dans l’organisation de leur vie, en vue de préparer l’avènement d’une réelle « démocratie sociale ». L’ouvrage s’achève avec une synthèse simple, que le lecteur appréciera pour retrouver les principales idées et pistes de réflexion dégagées par l’auteur, énumérées en différents points.

Si en 2018 la lecture de cet ouvrage n’apporte pas d’idée fondamentalement neuve, il faut en revanche souligner que celui-ci peut sans difficulté participer à des débats d’une brûlante actualité. Le tour de force réalisé par le penseur freudo-marxiste est en effet d’analyser, dès les années 1930, tout d’abord les tares des structures et approches traditionnelles du mouvement ouvrier : la centralisation des partis socialistes ou communistes, le corporatisme des syndicats, la propagande politicienne, les débats techniques et inaccessibles, la bureaucratisation, les appels « mécaniques » à la mobilisation, et finalement la déconnexion entre les cadres et la « base ». Mais l’ouvrage de Reich questionne également le mouvement ouvrier à la lumière de la montée du fascisme, qui a mieux tiré parti de la « psychologie de masse » du prolétariat, ce qui n’est malheureusement pas sans rappeler la séquence actuelle.

Ces débats d’organisation et de situation politique animent aujourd’hui encore les cercles militants, des gilets jaunes aux bonnets rouges en passant par Nuit Debout et, bien au-delà, les différents acteurs qui tentent de construire une « éducation populaire politique » visant à conscientiser les classes populaires à partir de leurs propres intérêts, jusqu’aux organisations politiques ou syndicales qui cherchent à réhabiliter la parole et le pouvoir des « masses laborieuses » tout en combattant la montée des extrêmes droites. Dans cet ensemble de discussions, l’ouvrage de Reich, synthétique et accessible, apporte des analyses dont la principale originalité tient à l’époque à laquelle elles ont vu le jour, et à la clairvoyance de l’auteur. Le principal mérite de ce livre est néanmoins de défendre une option tactique, politique et théorique qui, malgré son ancienneté, est loin de dominer les pratiques des organisations militantes, à savoir l’autogestion prolétarienne, au travail comme dans la vie.

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