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Une introduction à l’intersectionnalité…

Politique Sociologie et Anthropologie

21 Mai 2023

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couverture du livre "Intersectionnalité. Une introduction"

Note de lecture de : 

Sirma Bilge, Patricia Hill Collins, Intersectionnalité. Une introduction, Paris, Amsterdam éditions, 2023, 288 p., Traduit de l’anglais par Julie Maistre

Note de lecture diffusée sur le site Lectures

Voir le site des Editions Amsterdam

Nos identités sont complexes et multidimensionnelles, au vu de la multiplicité des groupes sociaux auxquels nous pouvons appartenir : orientation sexuelle, classe sociale, genre, âge, situations de handicap… Les identités sont ainsi façonnées par les « rapports de pouvoir » qui régulent les relations entre ces groupes sociaux ainsi qu’entre leurs membres. Ces rapports véhiculent parfois des oppressions, des inégalités et des injustices. La lecture de ces dernières est rendue complexe dès lors qu’on cherche à tenir compte des multiples facettes des identités, et de leur enchevêtrement au regard des croisements, des intersections, entre les différents rapports de pouvoir. L’« intersectionnalité » est précisément une façon d’analyser cette complexité des rapports sociaux sous-tendus par des « rapports de pouvoir imbriqués »

L’objectif de l’ouvrage dont je rendrai compte ci-dessous est de définir cette perspective (chapitres 1 et 2), et de présenter son histoire (chapitres 3 et 4), ainsi que certaines de ses implications actuelles (chapitres 5 à 8). Comme elles l’expliquent dans l’avant-propos, les autrices se sont rencontrées à l’occasion de leurs recherches dans le champ du féminisme, et travaillent ensemble régulièrement depuis 2012. Sirma Bilge est professeure de sociologie à l’université de Montréal, et Patricia Hill Collins est professeure de sociologie à l’université du Maryland. Leurs parcours expliquent que l’ouvrage soit fortement inscrit dans le contexte nord-américain, du point de vue des références théoriques qui sont discutées (exclusivement anglophones), des nombreux exemples évoqués (notamment les analyses concernant les milieux intellectuels), ainsi que de l’histoire et des implications actuelles de l’intersectionnalité.

Dans le premier chapitre, les autrices définissent l’intersectionnalité comme un « instrument d’analyse » permettant de surmonter des problèmes sociaux ou de promouvoir certains statuts sociaux opprimés. Cet instrument est assorti de différents concepts et modalités d’analyse. Ses objets principaux sont la variété des inégalités sociales, l’imbrication des rapports de pouvoir ainsi que les réponses politiques qui peuvent être formulées à celles-ci. L’intersectionnalité comme instrument d’analyse étudie les effets de ces rapports de pouvoir dans le vécu des personnes en les replaçant dans leurs contextes et en étudiant les liens entre ces différents rapports de pouvoir. L’intersectionnalité est sous-tendue par un « souci de justice sociale ».

Dans le deuxième chapitre, les autrices précisent quelque peu le statut de l’intersectionnalité, montrant qu’elle est à la fois « enquête » et « praxis ». Par enquête, les autrices renvoient aux recherches et raisonnements qui visent la « compréhension de la vie et des comportements humains enracinée dans les expériences et les luttes des personnes défavorisées » (p. 72). L’enquête intersectionnelle peut ainsi se dérouler dans une variété de champs professionnels (travail social, éducation, santé publique…), et pas uniquement dans le cadre de recherches universitaires. Dans les champs militants et politiques, l’intersectionnalité est mobilisée en tant que « praxis », c’est-à-dire en tant que stratégie face aux injustices. Enquête et praxis intersectionnelles sont nécessairement en « synergie » et se nourrissent l’une et l’autre ; par ailleurs, à travers le refus des situations d’injustice, elles sont qualifiées de « critiques » par les autrices : en ce sens, l’intersectionnalité est à la fois « enquête et praxis critiques ».

Après avoir présenté leur interprétation générale de l’intersectionnalité, les autrices en proposent une brève histoire dans les troisième et quatrième chapitres. Elles en entrevoient les racines dans les mouvements de femmes non- blanches aux États-Unis dans les années 1960. Ces mouvements ont émergé car leurs membres ne se reconnaissaient ni dans le mouvement féministe dominé par les femmes blanches, ni dans les mouvements anti-racistes, dominés par les hommes. Ces mouvements ont relié « l’analyse structurelle des oppressions imbriquées [à] la signification des expériences vécues, des identifications multiples et des communautés politiques » (p. 129). Dans les années 1980-1990, de nombreux·ses militant·es nord-américain·es se font recruter dans des institutions qu’ils critiquaient quelques années auparavant. Des femmes accèdent ainsi à l’université et importent, non sans adversité, les idées intersectionnelles.

C’est dans ce contexte que paraissent aux États-Unis les travaux de l’universitaire afroféministe Kimberlé Crenshaw généralement considérés comme fondateurs de l’intersectionnalité[1]. Les autrices insistent cependant sur le fait que, bien que le mot « intersectionnalité » apparaisse pour la première fois sous la plume de Crenshaw, ses textes sont un tournant et non un commencement dans le cheminement de l’approche intersectionnelle. Cette dernière ne cessera d’être questionnée par son institutionnalisation académique, qui la dénature en partie : si l’intersectionnalité a transformé l’université, l’université a également transformé l’intersectionnalité. À partir des années 2000, elle sera de plus en plus reconnue à l’échelle planétaire, après notamment que s’en soient emparé des groupes de travail de l’ONU sur les discriminations racistes et sexistes, ou des mouvements militants de femmes du « Sud global » qui revendiquent la maîtrise de leur fécondité.

Cette diffusion planétaire a été également décuplée par l’essor d’Internet et des espaces numériques de débat et de mobilisation. C’est ce qu’on observe à travers « l’essor d’une contestation mondiale » (p. 197) depuis au moins 2009. Les vagues de protestation survenues aux quatre coins du monde s’inscrivent dans une forme d’intersectionnalité dans la mesure où elles organisent de multiples groupes opprimés, qui s’engagent dans des luttes pour la justice sociale, dont ils savent la portée potentiellement « transnationale », en affrontant les discriminations et oppressions générées par la répression étatique et le capitalisme néolibéral mondialisé.

Comme les autrices le signalent dans la préface à cette première édition française, l’intersectionnalité est fortement critiquée, en France et ailleurs, à mesure que les idées d’extrême droite gagnent du terrain. La principale crispation s’observe autour des usages du concept d’identité. Les autrices restituent les termes de ce débat dans le sixième chapitre. Elles estiment que les critiques faites à l’intersectionnalité à propos de son usage de l’identité en ont une vision « abstraite » : dans les analyses intersectionnelles, l’identité n’est pas fixe ou essentialisée, elle se joue en relation avec d’autres identités, en contexte. La notion d’identité peut d’ailleurs nourrir des « coalitions » d’individus et de groupes opprimés, leur permettant ainsi de gagner en capacité d’action (empowerment) et de s’émanciper collectivement.

Cette émancipation collective passe en partie par l’éducation, et l’intersectionnalité doit s’intéresser à ce « champ de pouvoir » spécifique, considèrent les autrices dans l’avant-dernier chapitre. On peut certes observer facilement des similitudes entre les approches intersectionnelles et l’éducation critique promue par le pédagogue Paolo Freire ; mais l’éducation peut également être un vecteur d’oppression, dans le « domaine culturel » (les idées véhiculées) comme dans le « domaine structurel » (l’organisation du système éducatif).

Dans le dernier chapitre, les autrices synthétisent les points essentiels de leurs raisonnements. L’intersectionnalité est un outil pour comprendre la « complexité » des inégalités produites par les différents « rapports de pouvoir imbriqués », à différentes échelles et dans contextes divers (local, global, « État-Nation »…) qui sont en interaction. Le pouvoir doit être vu avant tout comme une relation, un rapport. Les rapports de pouvoir, parce qu’ils produisent des oppressions et façonnent les vies et les identités, doivent être analysés « au prisme de leurs intersections » (p. 297). Les facteurs de compréhension des situations sont donc multiples et en relation continue ; pour cette raison, « tout projet intersectionnel est complexe » (p. 307). Il importe dès lors de maintenir la « tension créatrice » entre enquête et praxis, et d’impliquer les personnes concernées par les inégalités analysées. En effet, par-delà la diversité, voire l’hétérogénéité, des approches et pratiques assimilables à l’intersectionnalité, les autrices estiment que la promotion de la « justice sociale » et de la démocratie participative pourraient constituer un « socle commun ».

Pour Sirma Bilge et Patricia Hill Collins, l’intersectionnalité est une analyse de « la trame complexe des inégalités » (p. 66), à des fins de justice sociale. Si l’on peut avoir le sentiment que leur ouvrage n’approfondit parfois pas assez les définitions conceptuelles, c’est parce qu’il adopte une présentation avant tout didactique de l’intersectionnalité. Le niveau conceptuel assez exigeant est ainsi synthétisé et systématiquement explicité et illustré par une multitude d’études de cas, depuis la coupe de monde de football jusqu’aux mobilisations des ouvrier·e·s du textile d’Asie du sud, en passant par les mobilisations des mouvements féministes autochtones nord-américains ou la « politique de l’identité » développée par les artistes hip-hop. Le choix qui est fait de consacrer de nombreuses pages à l’étude de situations concrètes plutôt qu’à la discussion théorique donne une certaine densité au livre, qui parvient ainsi, en un sens, à restituer la complexité, l’ouverture et l’hétérogénéité des approches et usages de l’intersectionnalité, ce qui est bien son principal mérite.

Notes de bas de page

[1] Crenshaw Kimberlé, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum, n° 1, 1989, p. 139-167. Récemment en traduit en français dans : Crenshaw Kimberlé, « Démarginaliser l’intersection de la race et du sexe : une critique féministe noire du droit antidiscriminatoire, de la théorie féministe et des politiques de l’antiracisme », Droit et société, n° 108, 2021, p. 465-487, disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe-2021-2-page-465.htm.

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