Logo de Jonathan Louli

Loi travail : où est le « terrorisme » ?

Philosophie Politique

23 Août 2016

Imprimer

Partager

Explosion d'un pétard aux pieds des CRS

Jonathan Louli, août 2016, « Loi travail : où est le « terrorisme » ? », sur Nonfiction, dans une chronique de la série Le JT de Socrate

Chronique diffusée sur le site Nonfiction

Résumé :

Dans ce 3e numéro, « Le JT de Socrate » chausse les lunettes de Karl Marx, analyste de la révolution française de 1848, pour saisir le sens obscur de certaines réactions politiques et médiatiques au mouvement social contre la loi travail, manifestement outrancières. D’un Gattaz alarmiste (MEDEF) ou d’un Martinez inflexible (CGT), des « casseurs » encagoulés ou des forces de l’ordre régulièrement prises en flagrant délit de violence abusive, des groupuscules autonomes qui renouent avec la violence politique ou des grands médias qui distillent la peur sans retenue : qui sont vraiment les « terroristes » ?

Pour ses promoteurs, le projet de loi El Khomri qui réorganise les formes du « dialogue social » à la marge des syndicats est une entreprise de « modernisation » de l’économie française, de dépassement des règles du rapport patronatsalariat dont la désuétude serait devenue une entrave au bien commun. A l’inverse, aux yeux de nombreux observateurs pétris de « pensée critique », ce projet de loi qui vise à donner davantage de pouvoirs aux employeurs apparaît comme rien moins qu’une disposition destinée à renforcer ce que Karl Marx appelait l’« exploitation », et à étendre l’emprise et l’intensité du « travail forcé » (ou « travail aliéné »). Parce qu’il entend s’affranchir des règles acquises du système salarial tout en consolidant ce modèle du salariat capitaliste, il se montrerait étroitement conforme au projet « néolibéral » d’une économie profondément dérégulée, que certains analysent comme un « projet de classe ». C’est du reste ce qu’indique le nom officiel de ce « projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs ». Liberté et protection pour les entreprises (c’est-à-dire pour les décideurs, les investisseurs et les actionnaires) et tous ceux qui sont prêts à y travailler, comme salariés, comme intérimaires ou comme « travailleurs indépendants » uberisés. Par ailleurs, l’acharnement des responsables politiques à défendre ce projet, notamment à travers une répression policière inédite, est à la mesure de la fonction décisive de ce texte dans les positions que veulent assumer et tenir le gouvernement et ses alliés dans cette bataille.

Dans ces conditions, il n’est pas absurde de voir dans l’affrontement qui se joue autour de cette loi une actualisation de la dynamique des « luttes de classes ». Le caractère fortement conflictuel de l’opposition intervient comme ce que les sociologues appellent un « analyseur », un phénomène qui révèle le ressort caché d’une situation sociale. De fait, en contraignant chacun à prendre position, et en crispant ces positions, le conflit autour du projet de « loi travail » a un effet grossissant sur quelques-uns des principaux clivages sociopolitiques et socioéconomiques actuels, qui ont toutes les apparences d’un « antagonisme de classes ». C’est en tout cas l’image qui en ressort, lorsqu’on observe ces clivages au microscope de quelques notions développées par Karl Marx.

La lutte, c’est classe

Comme cela a souvent été rappelé, ni la notion de classe sociale, ni l’idée de leur lutte permanente n’ont été inventées par Marx. Elles étaient des notions très en vogue dès le début du XIXème siècle, notamment parmi les historiens libéraux qui tentaient de comprendre la Révolution française [1]. En les reprenant à son compte, Marx entendait surtout préciser la division fondamentale de la société entre la « classe exploiteuse » et la « classe exploitée », autrement dit : la bourgeoisie, propriétaire des moyens de production, et le prolétariat, contraint de se vendre (se « prostituer », dit parfois Marx) aux bourgeois pour obtenir les moyens de sa subsistance. On voit cependant très vite que ce schéma, souvent repris et vulgarisé par les disciples de Marx de façon simpliste, est insuffisant pour analyser la société. Marx lui-même, dans certains textes, dénombre l’existence d’une multitude de classes sociales agissant différemment selon leurs intérêts : ce qu’il y a de fondamental et de particulier dans l’approche de Marx, c’est ainsi d’avoir établi que les groupes sociaux agissent principalement en fonction de leur place dans les rapports de production et dans la conquête du pouvoir politique.

Ainsi, analysant la période trouble de 1848–1850 en France [2], Marx distingue clairement six classes dans la société française à l’aube de l’âge industriel :

  • L’aristocratie financière, ou grande bourgeoisie, qui « dicte ses lois » aux hommes politiques ; et qui le fait d’autant plus facilement qu’un grand nombre des gouvernants sont eux-mêmes « actionnaires » ou propriétaires. Les uns et les autres ont de forts intérêts communs, à commencer par « la soif de s’enrichir non point en produisant mais en escamotant la richesse d’autrui disponible » (ibid., p. 13)
  • La bourgeoisie industrielle, celle des propriétaires de moyens de production à un niveau inférieur à celui des nouveaux empires industriels
  • La « petite-bourgeoisie », formée par la « classe cultivée », les petits propriétaires, etc.
  • La classe paysanne, en grande partie exploitée elle aussi, et qui forme avec la « petite-bourgeoisie » ce que Marx appelle la « classe moyenne », ou intermédiaire, entre bourgeoisie et prolétariat
  • Le « prolétariat industriel », qui doit vendre ses capacités de travail aux propriétaires de moyens de production
  • Le « lumpenprolétariat », classe potentiellement criminelle rassemblant tous ceux qui sont aux marges de la société

Marx fait également observer que la composition de ces six classes – ou de ces trois classes doubles… – évolue de façon dynamique. Avec la dégradation des conditions socioéconomiques, il observa à l’époque qu’une grande partie de la « classe moyenne » était tombée dans le prolétariat. De la même façon, les groupes bourgeois pouvaient se déchirer dans leur conquête pour la tête de l’État, quitte à brouiller les cartes en faisant du prolétariat l’instrument de leur lutte. Cependant, Marx relevait déjà que lorsqu’éclatait un conflit social ouvert, toutes les fractions de la bourgeoisie resserraient les rangs pour s’opposer à la révolte populaire :

Les armes que, dans leur lutte mutuelle pour la suprématie, les fractions bourgeoises avaient distribuées l’une contre l’autre parmi le peuple, ne fallait-il pas les reprendre au peuple dès lors qu’il s’opposait à leur dictature commune ?

Karl Marx, ibid., p. 117

A plus d’un siècle et demi de distance, le lecteur de Marx sera sans doute tenté d’appliquer cette grille de lecture à la succession d’événements qui ont accompagné les « débats » autour de la loi travail. Alors que traditionnellement les diverses fractions de la bourgeoisie s’opposent au gré de mascarades politiciennes à propos de réformettes symboliques et dérisoires du système social et politique, donnant l’illusion d’une division idéologique, le contexte conflictuel actuel ébranle la société et fait tomber les masques. Il donne à voir que tous ces acteurs se rejoignent dans une commune adhésion à un système polarisé par une aristocratie financière qui se confond avec les gouvernements, et une classe de salariés toujours plus dociles aux commandements et à l’avidité de la précédente.

50 nuances de capitalisme

Les classes capitalistes dominantes, si elles ne soutiennent pas toutes explicitement le projet de loi El Khomri, sont loin en tout cas de prôner son retrait. Ce que Marx appelait la bourgeoisie industrielle, et une partie de la grande bourgeoisie, est représentée par le MEDEF, qui crie à qui veut l’entendre sa « déception » au sujet de cette loi. L’organisation patronale estimait que cette loi aurait pu « rétablir la confiance en l’entreprise » et ce faisant « lutter contre le chômage », puisque  ce sont les employeurs qui créent l’emploi. L’échec de cette loi, c’est donc qu’elle ne va pas assez loin !

Même raisonnement ou presque chez « Les Républicains », déçus d’une loi excellente dans sa première mouture, mais « vidée de son sens » suite au « rétropédalage » du gouvernement sous la pression de la mobilisation sociale. Le parti de droite s’oppose aux mêmes mesures que celles qui sont dénoncées par le MEDEF : la taxation des contrats précaires et les modifications de la représentation syndicale dans les PME.

Si les partis de gouvernement s’accordent au total pour renforcer les principes néolibéraux dont s’inspire la loi El Khomri, ce n’est pas sans provoquer quelques ondes de choc au sein du « Parti socialiste », dont le nom hurle les contradictions bien commodes pour ceux qu’il hisse au pouvoir. Mais la « loi travail » compte d’autres soutiens de poids : l’Union Européenne, en la personne du Président de la Commission Européenne, Jean-Claude Juncker, mais aussi de nombreux « experts » et « éditocrates » mobilisés dans les médias pour diffuser la propagande de l’aristocratie financière qui a pris soin de s’emparer, au préalable, de ces mêmes médias… L’entreprise supposait au passage de décrédibiliser et de condamner le mouvement social dans sa quasi-intégralité.

La « loi travail » oblige toute cette galaxie à se positionner ouvertement. Aucune n’exige le retrait de la loi. Beaucoup, par distinction ou par manœuvre politicienne, reprochent ceci ou cela au projet ou au gouvernement. Mais toutes sont finalement profondément d’accord sur l’arrière-plan idéologique de la loi : c’est-à-dire non seulement l’économie de marché et ses corrélats, mais aussi le renoncement à toute sorte de limite posée à sa cascade d’inégalités, d’injustices et de violence sociale, bref, de ce que Marx n’hésitait pas à qualifier de « terrorisme bourgeois » (ibid., p. 41).

Quelle organisation ?

Si « le voile qui recouvrait la République » tombe dans ces moments d’affrontements, c’est que les fractions bourgeoises et leurs satellites savent qu’elles risquent de perdre le contrôle de la situation, et que « l’ordre bourgeois » est mis à mal. Nombreux sont ceux qui le savent, parmi les groupes prolétaires, moyens mais aussi « petits-bourgeois », ceux qui reçoivent les ordres et ne jouissent pas directement du fruit de leur travail : ceux qui n’ont d’intérêt collectif qu’à réduire l’exploitation et les injustices, ou que leur désarroi porte vers toute alternative qui ose contester plus frontalement ce système.

A rebours des mouvements de désespoir – Brexit et autres FN souvent exploités par des leaders nourris des mêmes rentes capitalistes –, comme à rebours  du dénigrement presque systématique, dans les médias, des mobilisations porteuses d’espoir, il faut alors souligner les efforts de tous les réseaux militants, syndicaux, politiques, « nuit-deboutistes », et autres, qui ont pris au sérieux la question de l’organisation des intérêts des classes non-dominantes.

A l’inverse, la condamnation des syndicats par les élites politiques et économiques, le mépris et les insultes à l’encontre des Nuits Debout, ou les appels à interdire les manifestations et à briser les grèves invitent tout autant à chausser à nouveau les lunettes à travers lesquelles Marx retraçait la genèse des mouvements de 1848 : elle montre que la fébrilité gagne le camp des décideurs unanimes, et que leur mépris commence à prendre la mesure du discrédit dans lequel est tombé la prestance de leurs costards.

Notes de bas de page :

[1] Voir Jacques Hebenstreit, « Préface », in Karl Kautsky, 2015, Les luttes de classes pendant la Révolution française, Paris, Demopolis, pp. 3-19, ainsi que la note de lecture que j’en ai rédigé.

[2] Karl Marx, Les luttes de classes en France, traduit et édité par Maximilien Rubel, Gallimard, 2002

Partager

Soutenir financièrement

Logo de Tipeee

Il n'y a pas encore de commentaires. Soyez le premier !

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *