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« L’être humain est par nature un animal politique » ?

Philosophie Politique

09 Mar 2017

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Couverture du livre Artistotle, l'animal politique

Note de lecture de :

Refik Güremen, Annick Jaulin (dir.), Aristote, l’animal politique, Paris, Publications de la Sorbonne, coll. « Philosophie », 2017, 148 p.

Note diffusée sur le site Lectures

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Les contributions rassemblées dans ce recueil ont été produites à l’occasion d’un colloque organisé à Istanbul en mai 2013 par l’UPR 76 du CNRS[1], le consortium d’appui à l’université Galatasaray et l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elles prennent pour objet « l’assertion célèbre » d’Aristote (384 av. J.-C – 322 av. J.-C) : « l’être humain est un animal politique », discutée par le philosophe grec notamment dans son livre Politique. Les coordonnateurs du recueil pointent en introduction que l’interprétation de l’anthropologie politique d’Aristote prend ces dernières années un « tournant biologique ». Cela signifie que nombre de commentateurs ont réaffirmé récemment les implications biologiques[2] de la thèse d’Aristote, selon laquelle « l’être humain est par nature un animal politique », qui donne lieu à des lectures de type « sociobiologique ». Les sept contributions qui composent le présent recueil cherchent à analyser ce qui se présente comme une « naturalité » du politique humain, d’après les idées d’une sociobiologie qui renouvelle la compréhension des thèses politiques d’Aristote. Les auteurs, la plupart universitaires de France ou de Turquie, ont en commun d’avoir beaucoup travaillé sur Aristote. Leurs contributions s’articulent autour d’une trame générale, dont je vais rendre compte dans les lignes qui suivent.

Le recueil commence ainsi par étudier ce que peut signifier une éventuelle « sociobiologie aristotélicienne ». Pour répondre à ce questionnement, il faut en revenir au « récit » que fait Aristote de la constitution de la cité, lieu par excellence du politique humain. Le philosophe grec postule que la communauté de base est la famille : elle est en partie naturelle, tout comme les villages qui se constituent par l’union de plusieurs familles. La cité apparaît elle-même comme l’union de plusieurs villages. Aristote est donc en décalage avec les visions dominantes à son époque[3], car il refuse de considérer que la cité, donc le lien politique humain, répond à des besoins naturels. Il y a en effet de « l’ingéniosité humaine », de la décision et de la convention dans la façon dont les communautés politiques naturelles prennent forme et évoluent. Il y a une « naturalité » spécifique du politique humain, qui fait partie de « l’appareil biologique » humain, mais il n’y a pas de déterminisme dans la façon dont ce caractère politique se met en œuvre. Il faut donc distinguer la « tendance naturelle » au politique chez l’humain, et le caractère naturel de la cité.

En effet, Aristote appuie son analyse sur une vision « téléologique », c’est-à-dire qu’il interprète la constitution des communautés humaines d’après ce qu’il considère comme leur « fin », leur but : la cité. L’aspect proprement historique de la constitution de la cité est secondaire. C’est donc la cité qui, du point de vue de la « fin naturelle » des choses, est « antérieure » aux autres communautés – alors qu’historiquement l’émergence des cités est postérieure à celle des communautés familiales et villageoises. De la même façon, la graine est chronologiquement antérieure à l’arbre, mais l’arbre est la « fin naturelle » de la graine comme l’adulte est la « fin naturelle » de l’enfant ; autrement dit, l’organisme fonctionnel en tant que tout est la « fin naturelle » des différentes parties ou organes qui le composent. « La nature ne fait rien en vain » (p. 69) : telle est la compréhension téléologique qu’Aristote développe de la cité humaine.

La « tendance naturelle » au politique chez l’humain, quant à elle, est rapportée à la principale spécificité humaine : la possession du logos. Plutôt que simple « discours », le logos renvoie à l’idée de Raison, à la capacité proprement humaine de penser des valeurs abstraites. En permettant à l’humain de conceptualiser et d’exprimer « le bien et le mal, le juste et l’injuste » (p. 70), le logos se présente comme une des « armes ambivalentes » dont est dotée l’espèce humaine. En effet, comme le montreront au XXe siècle des penseurs de l’École de Francfort étudiant la « dialectique de la Raison »[4], le logos ou la Raison humaine, peut être à l’origine des plus belles œuvres comme des pires atrocités. Et la cité grecque antique en est, d’un certain point de vue, un bon exemple : pour qu’à Athènes voient le jour la démocratie, la philosophie et les arts, les groupes sociaux dominants ont dû garantir la stabilité d’un système largement appuyé sur l’esclavage, les guerres impériales, la hiérarchie des sexes et des âges. En somme c’est le logos, en tant que capacité naturelle à l’abstraction, qui fonde le caractère naturel du politique humain.


Malgré la variété des interprétations qui sont faites de la pensée d’Aristote, beaucoup de commentateurs s’accordent à dire que la naturalité du politique chez l’humain est rendue spécifique par ces deux caractéristiques : le logos humain et la « fin naturelle » que représente la cité. C’est ce qu’on voit également à travers l’idée que l’humain est le seul animal qui cherche non seulement à survivre et à reproduire son espèce, mais aussi et surtout à « vivre mieux », à atteindre une « vie heureuse ». Pour cela, les humains en tant qu’individus et en tant que communauté politique cherchent à atteindre une autarkeia, c’est-à-dire une « autarcie », comme disent certains commentateurs fidèles à la racine du terme, ou une « auto-suffisance » (« self-sufficiency »), comme nous pourrions dire dans une formulation plus moderne.


Pour atteindre cette autarkeia, l’humain actualise son caractère politique naturel à travers une pratique, une éthique. Il est naturellement porté à interagir avec autrui, à rechercher des moyens de coopérer pour survivre, mais il le fait selon des conditions sociales déterminées, des conventions, des décisions rationnelles : selon une éthique qui découle du logos. Le zôon politikon (animal politique) et le zôon praktikon (animal pratique) sont ainsi liés. Il reste à préciser que dans la définition d’Aristote, le logos qui guide l’action humaine n’est pas nécessairement fondé sur des critères de vérité ou de logique. Le logos contribue fortement à constituer une pensée scientifique, mais il existe également une catégorie du logos qui « semble brouiller la logique exclusive et binaire aux fondements du discours scientifique » (p. 122) : l’eukhê, qu’on peut traduire notamment par « vœu », « souhait » ou « prière ».

L’eukhê, comme catégorie spécifique du logos, donne à voir le fait que toute forme de vie est sous-tendue par un « désir ». En effet, suivant Anaximandre notamment, seuls les divinités ou la Terre sont dépourvues de désir, car elles sont pures et parfaites, et sont donc les seules entités véritablement « neutres et indépendantes ». Par conséquent, les animaux, conscients qu’ils ne peuvent assouvir seuls leur désir, sont portés vers leurs congénères « en vue d’une coopération possible » (p. 128). C’est dans cette forme de désir ou, plus précisément, de « demande » adressée à autrui, qu’on repère l’eukhê. Cependant, distincte de « l’ordre » ou de la « menace », cette catégorie du logos se rapporte plutôt à la notion de « souhait ». Dans une communauté politique, cette expression est donc celle qui porte « l’utopisme » : dans le logos qui fait le propre de l’humain, la Raison, tout comme le désir, ont des implications politiques.

Au vu de certaines redondances d’un article à l’autre, on est amené à observer que, malgré la variété des points de vue, il se dessine tout de même une complémentarité entre les différentes analyses présentées. Les auteurs prennent au sérieux l’hypothèse sociobiologique, mais pour mieux remettre en cause les notions qui en constituent les lieux communs (nature, logos, politique…). Les contributions opèrent donc, pour la plupart, des retours très techniques aux textes d’Aristote, en ceci que, confinant parfois à la philologie[5], elles discutent essentiellement de l’interprétation de certains passages précis, de certains concepts, voire de certains commentaires (il est souvent question des travaux de Wolfgang Kullmann[6]).

On peut donc regretter que ces réflexions, par leur angle d’analyse très spécialisé, présentent la pensée d’Aristote de façon très désincarnée, sans repère biographique et, surtout, sans évoquer les implications de cette anthropologie philosophico-politique. En de rares endroits du recueil, il est bien question de la postérité intellectuelle des thèses relatives au zôon politikon, mais on en reste au niveau, très abstrait, des pures logiques de pensée. En revanche, il n’est jamais question des assises sociales et matérielles de ces thèses, et encore moins de leurs fonctions ou conséquences socioéconomiques et sociopolitiques concrètes. Pourtant, on ne peut faire abstraction des conditions sociales de production des théories, et de leurs usages par les sociétés dans lesquelles elles prennent place, comme Chris Harman l’a souligné récemment[7]. N’oublions pas en effet que la théorisation qu’Aristote produit de la grandeur du logos, du politique et des cités humaines prend pour base un système profondément inégalitaire : pour s’épanouir, la communauté politique des « hommes libres » a pour condition l’existence de l’esclavage et de la guerre ainsi que l’exclusion des femmes, des étrangers et des jeunes des droits et processus de décision politiques. Il semble donc que la naturalité des cités politiques humaines ne protège pas, loin s’en faut, des inégalités et des hiérarchies. Mais, si ces systèmes sont des « fins naturelles » comme l’arbre l’est pour la graine, il en découle que, comme tout être naturel, un jour viendra où ils mourront et retourneront à la poussière, pour être remplacés par une autre forme de société. Espérons que, d’ici-là, « l’animal politique » aura retrouvé le flair nécessaire pour bâtir une communauté politique permettant réellement à tous les membres de l’espèce de trouver la « vie heureuse ».

Notes de bas de page

[1] http://umr8230.vjf.cnrs.fr/.

[2] Le « biological turn » survient dans les années 1960 lorsqu’on redécouvre les traités biologiques d’Aristote et qu’on prend conscience de leur cohérence avec le reste de la philosophie du penseur grec. Voir : http://www.humanite.fr/aristote-continent-de-la-connaissance-agrandi-559633.

[3] Qu’il s’agisse de l’évolutionnisme tel qu’il se présente chez Platon, ou du « conventionnalisme » défendu par les sophistes.

[4] Theodor Adorno, Max Horkheimer, La dialectique de la Raison, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1983, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz. Sur l’École de Francfort, voir mon commentaire du livre de W. Benjamin : http://www.nonfiction.fr/article-7668-actualite_de_walter_benjamin.htm

[5] http://www.cnrtl.fr/definition/philologie.

[6] Wolfgang Kullmann, « L’image de l’homme dans la pensée politique d’Aristote », in Pierre Aubenque (dir.), Aristote politique. Études sur la Politique d’Aristote, Paris, Puf, 1993, p. 161-184.

[7] Chris Harman, Une histoire populaire de l’humanité, Paris, La Découverte, coll. « Poche », 2015, p. 82-89. Spécifiquement sur les rapports entre la Grèce antique et la pensée de Marx (et certains héritiers), voir mon commentaire « Marx et la Grèce antique ».

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