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Les Modèles d’action sociale français et allemands. Étude comparée

Sociologie et Anthropologie Travail social

29 Avr 2023

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Couverture du n° hors série de la revue Le Sociographe sur l'action sociale en Allemagne

Article :

Jonathan Louli, 2016, « Les Modèles d’action sociale français et allemands. Étude comparée », Le Sociographe, Hors-série n°9, p. 71-85.

Article disponible en PDF sur la plateforme Cairn

Résumé :

Le texte vise à rendre compte de deux publications récentes comparant divers dispositifs français et allemands d’action sociale. Il permet d’avoir une approche générale de l’action sociale en Allemagne et en France.

L’année 2015 a vu la parution de deux ouvrages collectifs rendant compte de recherches comparatives sur l’action sociale en France et en Allemagne (Boubeker et al., 2015 ; Muller et al., 2015). Plusieurs points de discussion se dégagent des approches portées par ces textes, présentant à la fois les similitudes et les différences des modalités d’action sociale dans les deux pays. Tout en présentant le contenu de ces livres, je pointerai ce qu’ils nous apprennent du travail social de part et d’autre de la frontière.

Approche générale de l’action sociale en France et en Allemagne

Le livre dirigé par Béatrice Muller, Bruno Michon et Blandine Somot se présente comme une approche assez globale de l’action sociale dans les deux pays. Il est le fruit d’un programme de rencontre entre professionnels et étudiants en travail social français et allemands, dans le cadre de partenariats publics entre des centres de formation et divers acteurs de l’Eurodistrict Strasbourg-Ortenau. Il reprend à la fois des débats théoriques faisant échos aux échanges qui se sont déroulés lors des rencontres, et les illustre en présentant des exemples d’actions ou de dispositifs significatifs.

L’ouvrage se présente en trois parties, à l’intérieur desquelles se répondent les contributions d’auteurs français et allemands. La première partie lie explicitement le travail social à la protection sociale et interroge longuement les modalités du principe d’« activation » en France et en Allemagne. La deuxième partie étudie le concept très en vogue de travail social « sur le commun » (formulation que les auteurs ont préférée à « travail social communautaire », très équivoque en France). La dernière partie compare la protection de l’enfance dans les deux pays.

L’objectif de l’ouvrage est d’interroger le « modèle social allemand » qui, une fois dégagé des stéréotypes qui en font quelque chose d’assez miraculeux, s’avère reposer sur une considérable précarisation du marché du travail. Dans un contexte de « crise démographique, économique et politique » (Muller, Michon, Somot, 2015, p. 18), les travailleurs sociaux français et allemands se trouvent donc en fait confrontés à des défis similaires ; cependant leurs réponses diffèrent du fait de méthodologies et de dispositions réglementaires particulières à chacun des deux contextes nationaux. L’ouvrage souhaite étudier les « controverses » portant sur ces divers aspects. Ainsi, si les textes introductifs de l’ouvrage ancrent clairement le travail social dans le système de protection sociale de chaque pays, c’est la première partie qui interroge le plus ce lien, à travers la notion d’« activation ».

Les auteurs mettent d’abord en garde à propos du brouillage des frontières, dans les conceptions de l’« activation », entre assurance et assistance, entre l’idéal-type « libéral » et l’idéal-type « universaliste social-démocrate ». Le sociologue Jean-Claude Barbier présente les modalités de l’activation en France, notamment en matière d’« assistance » et de chômage. Il estime en ce sens que l’activation consiste à « placer l’engagement des bénéficiaires sur le marché du travail comme condition de leur éligibilité aux prestations » (ibid., p. 30). Son propos est de montrer qu’après l’élection présidentielle de 2007, la France est passée d’un modèle « hybride », à la fois « libéral » et « social-démocrate », à un processus de libéralisation accrue qui est loin d’avoir fait ses preuves. La création de Pôle Emploi et les réformes des politiques de l’emploi qui l’ont accompagnée, ainsi que la création du RSA (Revenu de solidarité active), sont loin d’avoir maintenu un bon niveau d’emploi, et ont peut-être même aggravé les inégalités.

Matthias Knuth estime, lui, que, côté allemand, le résultat des politiques de libéralisation des années 2000 est tout à fait similaire. Si le chômage a été maintenu à un niveau plutôt appréciable, les conditions socio-économiques se sont dégradées, les inégalités se sont accrues, la charge de travail pour la majorité des salariés a augmenté, et les temps partiels et contrats précaires se sont fortement répandus. L’Allemagne, estime l’auteur, est sauvée surtout par ses importantes exportations : « la majorité des Allemands a désormais plus de travail et davantage de stress pour un revenu réel plus faible. Cette stratégie n’est ni durable, ni exportable » (ibid., p. 55).

Cette première partie de l’ouvrage présente ensuite diverses expériences françaises et allemandes illustrant les analyses théoriques. Sont évoqués de façon synthétique des dispositifs de mise au travail adressés aux personnes en situation de handicap, aux chômeurs de longue durée, aux femmes isolées avec enfants, bénéficiaires du RSA…

En conclusion, les auteurs dans cette première partie invitent à questionner la notion d’activation, de plus en plus répandue dans le travail social. Il faudrait donner la priorité selon eux à « l’insertion sociale » plutôt que simplement professionnelle, pour permettre de « resituer les personnes dans leur dignité et de les déstigmatiser » (ibid., p. 84). Ils évoquent le fait que l’économie sociale et solidaire peut être une piste intéressante dans cette perspective, puisqu’elle est supposée donner la priorité « aux personnes plutôt qu’aux profits » (ibid., p. 85).

Travail Social sur le commun

La deuxième partie de l’ouvrage débute par une mise au point concernant le concept de « communauté », trop connoté en France ; cela contrairement à l’Allemagne, au Québec ou aux pays anglo-saxons, où l’idée communautaire est avant tout territoriale. Les auteurs de l’ouvrage préfèrent parler de « travail social sur le commun » pour éviter toute « ambiguïté », désignant par-là les professionnels qui aident une « communauté » locale à se structurer. Alors qu’aux Etats-Unis ou en Allemagne, le travail social sur le commun est un métier à part entière, l’exemple type qui est pris pour la France est l’éducateur en prévention spécialisée. Ces pratiques professionnelles sur les groupes sociaux renvoient donc directement, selon les auteurs, aux notions d’empowerement et d’émancipation collective.

Ainsi, en Allemagne, comme l’expose Martin Becker dans sa contribution, le travail social sur le commun, qui s’est développé dès le XIXe siècle, a commencé à se constituer en pratiques et en concepts surtout à partir des années 1950. A partir de la fin du XXe, de plus en plus de dispositifs suivent explicitement les principes du travail social sur le commun, en s’appuyant par exemple sur le « management de quartier » (qui vise à améliorer le cadre et les conditions de vie des citoyens), en s’orientant sur « l’espace social » (espace socialement et géographiquement déterminé qui fait sens pour les citoyens qui y vivent), ou en prenant appui sur les capacités des habitants. Cette pratique n’est cependant pas exempte de travers. Tout comme les traducteurs du texte assimilent régulièrement les professionnels du travail social sur le commun en Allemagne à la prévention spécialisée en France, Becker déplore notamment la difficulté de la coordination des acteurs locaux, problématique qui travaille également le côté français.

Ce sont ces questions qui sont abordées dans la contribution de Maurice Blanc, Bruno Michon et Rudi Wagner, qui cherchent justement à comparer une association strasbourgeoise de prévention spécialisée avec le travail social sur le commun en Allemagne. L’organisme longuement présenté par les auteurs à travers son histoire tumultueuse se donne pour principal objectif la « mise en place du contre-pouvoir des habitants » (ibid., p. 118) d’un quartier populaire. Les auteurs estiment que de ce point de vue, le travail social sur le commun en France a plusieurs similitudes avec son homologue allemand. Notamment la centralité de la pensée de Saul Alinsky et de la notion d’empowerement, entendue comme « visant la reprise de confiance en eux [des habitants] et dans leurs capacités d’action collective autonome » (ibid., p. 122). En revanche, selon les auteurs, la principale différence entre les deux pays est que les concepts de « communauté » et d’« intervention sociale d’intérêt collectif » posent clairement problème côté français. L’un pour être trop équivoque et trop diversement connoté, l’autre pour n’être justement pas assez pensé et mobilisé par les professionnels, formateurs et chercheurs. Ils pointent enfin la différence de « culture politico-administrative » (ibid., p. 126), très fédéraliste en Allemagne et laissant donc une grande autonomie aux acteurs locaux, contrairement à la tradition jacobine française.

Les projets qui sont ensuite pris en illustration des débats théoriques montrent que le travail social sur le commun peut donner des capacités d’action aux habitants en matière de planification urbaine, d’animation culturelle, de prévention en termes de santé mentale, de création de liens sociaux, etc. La conclusion de cette partie rappelle enfin que dans les deux pays, malgré un objectif a priori semblable d’amélioration du « vivre-ensemble », c’est en somme la question de la « participation » des habitants aux processus qui est interprétée de façon profondément différente. La France conserve une structure qui semble assez « paternaliste » (ibid., p. 164) en comparaison avec le système allemand, qui mise beaucoup sur l’autonomie des acteurs locaux.

Politiques familiales

L’incidence des traditions politiques et administratives se ressent également en matière de politiques familiales, comme l’expose la troisième partie. Les auteurs débutent celle-ci en pointant que les conceptions particulières de la famille elles aussi contribuent à faire diverger les politiques de protection de l’enfance de part et d’autre de la frontière. Alors que la mère allemande est perçue comme « prépondérante » dans la construction de l’enfant et que « toute séparation est vécue comme un traumatisme » (ibid., p. 172), côté français, on estime que la mère a, par comparaison, plus de facilités à se séparer de l’enfant.

Philippe Darstein se propose donc dans sa contribution de faire un « état des lieux » de la protection de l’enfance en France. La perspective historique qu’il propose rejoint ainsi rapidement la perspective législative puisque la France a une forte « tradition légicentriste » (ibid., p. 176) ; c’est-à-dire que la loi y occupe une place prépondérante. L’auteur insiste également sur le dualisme prégnant du système français, scindé entre les mesures administratives, prises par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE), avec le consentement des parents, et les mesures judiciaires, prises par le Juge des Enfants ou le procureur de la République, et qui se passent du consentement des parents. Philippe Darstein livre enfin quelques questionnements relatifs au système français de protection de l’enfance, qui apparaît quelque peu complexe dans son fonctionnement, voire ambivalent par rapport à l’ASE (qui a moins de pouvoir que l’autorité judiciaire), mais aussi par rapport aux parents, qui sont facilement les principaux suspects dans les situations de danger d’un enfant.

Jürgen E. Schwab commence quant à lui sa contribution en insistant sur les profonds changements qu’a connu le système de protection de l’enfance en Allemagne récemment. Ce sont les niveaux locaux de l’action publique, ainsi que la « société civile » elle-même qui, outre-Rhin, sont incités à prendre en charge les questions de protection de l’enfance, suivant le principe de subsidiarité. Les associations auxquelles l’Etat délègue cette action sociale ont donc une forte autonomie mais demeurent « les piliers de l’Etat social allemand » (ibid., p. 197). L’enjeu central est alors de décloisonner les activités de chacun et d’améliorer le partenariat. L’auteur présente donc ensuite de façon détaillée une démarche d’évaluation d’un projet partenarial co-construite par des praticiens et des chercheurs, cette étude de cas permettant de discuter certains principes de la construction d’un réseau partenarial en protection de l’enfance.

Cette dernière partie de l’ouvrage présente ensuite divers dispositifs illustrant les propos précédents, à travers l’évocation de l’Action éducative en milieu ouvert (AEMO) en France, ainsi qu’un équivalent allemand de l’ASE, et enfin un partenariat entre foyers éducatifs de part et d’autre de la frontière.

La conclusion de cette partie rappelle enfin que malgré certaines similitudes, les systèmes français et allemand sont construits sur des principes très différents. Le premier n’hésitant pas à mettre en œuvre des mesures, souvent judiciaires, de séparation de l’enfant et de la famille, contrairement au second, qui ne connaît pas la fonction de juge pour enfants et qui cherche à préserver l’enfant dans sa famille. Malgré une certaine avance côté allemand, les deux pays sont traversés par la question de la formation et du partage de l’expertise des professionnels qui accompagnent les familles et sont parfois à l’origine de mesures aboutissant au placement de l’enfant.

La conclusion générale de l’ouvrage après être brièvement revenue sur la teneur des trois parties, cherche à réhabiliter une démarche comparative. La comparaison scientifique permet de porter une attention nouvelle sur diverses « controverses », de faire un pas de côté par rapport aux approches nationales traditionnelles, mais aussi d’attirer le regard sur une tension structurante, à l’échelle européenne, à savoir le développement de « rapports de force entre les logiques antagonistes néolibérales et social-démocrates » (ibid., p. 249). Un ouvrage en somme qui, dans une volonté de porter un regard global sur l’action sociale en France et en Allemagne, n’hésite pas, en se focalisant sur trois grandes « controverses » (protection sociale, travail social sur le commun, protection de l’enfance), à établir des aller-retour féconds entre les structures politiques et anthropologiques des pays, d’une part, et des expériences locales et particulières, d’autre part. Ce qui garantit certes une grande variété des thématiques abordées par ce livre, mais n’épargne pas l’analyse d’un aspect parfois rapide, par comparaison en tout cas avec l’autre ouvrage qui est l’objet du présent compte-rendu, et sur lequel nous pouvons désormais nous pencher.

L’action sociale en direction de la jeunesse des quartiers populaires

L’ouvrage dirigé par Boubeker et Ottersbach se centre sur la question des jeunes originaires de quartiers populaires, et souvent héritiers des immigrations en France et en Allemagne, en prenant comme point de départ une recherche évaluative menée par l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ) à propos de ses projets d’échanges internationaux. L’ouvrage se découpe en plusieurs parties : la première présente un cadrage méthodologique concernant les recherches sur les migrations et les quartiers populaires ; la seconde partie rassemble des données importantes concernant la situation des jeunes des quartiers populaires ; la troisième partie évoque les principaux dispositifs publics déployés en France et en Allemagne en direction de ces jeunes et la dernière partie se centre quant à elle sur « les perspectives subjectives » et les « compétences » des jeunes eux-mêmes (Boubeker, Ottersbach, 2015, p. 11). C’est l’OFAJ [1] qui a entièrement financé les activités du groupe de recherche, ainsi que la publication d’un premier rapport de recherche et celle du présent ouvrage.

Dans le premier chapitre, Ottersbach propose de présenter brièvement la genèse et la signification des méthodes constitutives de la « recherche qualitative », entendue comme « approche d’interprétation intersubjective et compréhensive » (ibid., p. 13). Il estime que dans la recherche sur les migrations notamment cet ensemble méthodologique semble particulièrement fécond puisqu’il accorde une attention particulière au vécu subjectif, aux dimensions biographiques, aux « visions du monde » des acteurs sociaux. La thématique des migrations nécessite en outre de la part du chercheur certaines « compétences interculturelles » (ibid., p. 19) garantissant l’ouverture de ce dernier à la diversité culturelle, bien qu’il faille éviter de limiter l’analyse à la seule dimension culturelle, et que d’autres filtres doivent intervenir (les conditions d’accueil des personnes, le genre et l’âge de celles-ci, les discours publics sur l’immigration, etc.). Enfin, en présentant le projet de recherche commandité par l’OFAJ, l’auteur insiste sur le fait que l’équipe d’évaluateurs scientifiques avait pour objectif de dégager des « bonnes pratiques » des projets d’échanges internationaux, et que, pour ce faire, elle a enquêté par questionnaires et par entretiens, auprès des acteurs des projets, des professionnels des structures locales et auprès des jeunes.

Boubeker entame le deuxième chapitre en comparant les approches française et allemande en matière de migrations, pointant une certaine convergence dans le traitement de ces questions entre les deux pays. Pour l’auteur la France et l’Allemagne peinent à se reconnaître comme pays d’immigration et se posent des « questions similaires » sur la « gestion de la différence » et l’émergence « des secondes générations de l’immigration » (ibid., p. 31). L’auteur fait ensuite le point sur l’approche française de « la jeunesse des banlieues », de « l’intégration » et « l’ethnicité ». Il insiste sur le fait que les « banlieues » sont très diverses, notamment sur le plan des cultures, des parcours biographiques et des situations sociales. Si une certaine fragilité économique touche une part considérable des habitants de « banlieues », c’est surtout « la surreprésentation des jeunes » parmi cette population qui constitue une particularité importante ; or, demande l’auteur, « la jeunesse n’est-elle pas la richesse première d’une nation ? » (ibid., p. 34). Ces faits posent une multitude de questions, notamment celle de la « reconnaissance » des habitants de « banlieues » et en particulier des jeunes ; cependant Boubeker estime qu’à l’heure actuelle, les observateurs français (acteurs publics, universitaires, médiatiques…) ne sont pas à la hauteur du débat. Les « cultures populaires », « l’ethnicité », « l’intégration », souffrent d’être peu ou mal pensées par tous ceux qui n’adoptent que le point de vue des grandes institutions sociales – et ne voient donc que les dysfonctionnements généraux que donnent à voir les situations des groupes populaires. L’auteur pointe à l’inverse la richesse d’une approche « pluraliste » et multiculturelle, qui serait plus prompte à saisir les questions ethniques pour ce qu’elles sont : des expériences individuelles et collectives, ainsi que des modes particuliers et nouveaux de reconnaissance.

Quartiers Marginalisés

La partie suivante débute avec un texte d’Ottersbach et Preissing, visant à exposer et définir les enjeux propres aux « quartiers marginalisés » allemands et à leurs jeunesses. Dans cette contribution ambitieuse on peut observer à quel point les situations allemande et française sont proches, à travers les typologies des quartiers, leurs problématiques et à travers l’historique de l’émergence de ces quartiers suite à la crise du fordisme et au développement de mécanismes de « ségrégation » et de « stigmatisation »… On retrouve des similitudes assez claires également dans la situation des jeunes habitant ces quartiers : forte exposition au chômage et à la pauvreté, difficulté dans l’accès aux droits pour les migrants, désengagement des circuits politiques traditionnels, difficultés scolaires… Tout ceci bien que les auteurs rappellent à plusieurs reprises que, d’une part, la situation allemande semble moins critique que la situation française, et que, d’autre part, l’ensemble des indicateurs généraux qu’ils exposent ont des formes et des incidences très diverses aux niveaux local (de tel ou tel quartier) et « subjectif » (de tel ou tel individu). Pour préciser leur analyse les auteurs choisissent de présenter la situation d’un quartier de Cologne ayant connu à la fin des années 2000 une mobilisation des jeunes et des habitants suite au décès d’un jeune dans une altercation.

Dans sa contribution, Piero Galloro se propose d’analyser la construction de la catégorie « jeune » dans la recherche en France, pour expliciter le long processus au terme duquel les observateurs en sont venus à constituer les images de « jeunesse populaire » ou de « jeune de banlieue ». Avant 1945, ce sont surtout les milieux intellectuels ainsi que les juristes qui tendent à constituer une catégorie « jeunes ». La société civile, surtout après la loi de 1901, apporte également sa contribution en développant des « structures et regroupements » (ibid., p. 73) spécifiquement destinés à la jeunesse (scoutisme, mouvements religieux, associations, auberges de jeunesse…). C’est cependant le « baby-boom » et le retour d’une période de croissance qui mettent la jeunesse à l’avant de la scène publique. L’image de la jeunesse tend cependant rapidement à se troubler, entre d’un côté une « jeunesse messianique » ou « citoyenne », porteuse de renouveau et de changement social, et de l’autre une « jeunesse dangereuse » (ibid., p. 74). Cette seconde image, celle d’une jeunesse inquiétante, se renforce sans cesse au fil des décennies, et surtout après la fin des Trente Glorieuses : à partir des années 1970 – 1980, l’idée se développe que les jeunes ont tendance à être plutôt responsables que victimes de la « délinquance juvénile ». Les dispositifs et discours publics visant les quartiers populaires et leur jeunesse se multiplient à partir des années 1980, engendrant certains processus de discriminations positives ou négatives. De ce fait, on a tendance actuellement à ne voir que les problèmes posés par les jeunes de quartiers populaires et leur agitation ; ceux-ci sont victimes d’une « invisibilité sociale » (ibid., p. 78) dans ce sens qu’on ne sait pas tenir compte de leurs capacités propres et de leurs visions du monde, et qu’on est donc incapable de saisir ces jeunes comme des ressources potentielles pour notre société.

Modalités d’actions

En réponse à ces constats assez difficiles côté allemand ou français, la partie suivante de l’ouvrage cherche à présenter divers dispositifs et modalités de l’action sociale en direction de ces jeunes de quartiers populaires. Thimmel et Farrokhazd commencent leur contribution en rapportant la distinction, juridiquement fondée, côté allemand, entre le « travail de jeunesse » et l’action sociale en faveur de la jeunesse, le premier se voulant éducatif et socialisant, la seconde axée sur la lutte contre les inégalités. Cette dernière, financée publiquement y compris par des programmes européens, vise spécifiquement l’insertion socioprofessionnelle des jeunes, l’accès à la formation, l’aide à la vie quotidienne, etc. Tandis que le « travail de jeunesse », qui correspond plutôt à ce qu’on connaît en France comme de l’animation socioculturelle ou de l’éducation populaire, vise, malgré des financements incertains, à travailler une socialisation collective de la jeunesse, subdivisée en classes d’âges. Les auteurs concèdent qu’il y a une certaine proximité, entre « travail de jeunesse » et action sociale, au niveau de certains acteurs, certaines modalités d’action, certaines thématiques… comme l’illustre la présentation qu’ils font de certains types de structures intervenant dans le « travail de jeunesse ». C’est le cas par exemple pour le programme d’échange international de l’OFAJ, qui croise insertion socioprofessionnelle et « travail de jeunesse » par le biais de l’interculturalité et du voyage.

Hervé Paris dans sa contribution présente les « politiques d’insertion » françaises en direction de la jeunesse. L’auteur commence par rappeler que c’est au tournant des années 1970 – 1980 que la jeunesse devient en tant que telle un objet central des politiques publiques. En raison de nombreux revirements politiques, les décennies qui nous séparent des premiers dispositifs d’insertion et de politique de la ville ont connu un empilement et une complexification importantes des mesures. Cela rend à la fois celles-ci illisibles ou presque, mais cela tend également à construire une catégorie « jeunes » complexe et parfois en rupture avec la réalité sociale. L’historique très intéressant proposé par l’auteur réalisé à partir des rapports publics des années 1980, donne à voir une relation tumultueuse entre les objectifs politiques et la catégorie « jeunes ». Les politiques d’insertion oscillent entre sécuritaire et éducatif, entre « activation » (au sens des contributeurs du précédent ouvrage commenté) et insertion sociale, entre discriminations positives et mobilisations des acteurs locaux… Là encore se pose, aux yeux de l’auteur, la question de la « reconnaissance » des capacités de chacun comme « point d’appui de la créativité sociale » (ibid., p. 126). H. Paris achève son riche tour d’horizon sociohistorique et sociopolitique par une chronologie synthétique qui permet de comprendre les enjeux des politiques d’insertion, notamment en ce qui concerne les mesures d’accès à la formation.

Actions des jeunes

Les modes d’action des jeunes de quartiers populaires en France et en Allemagne sont présentées dans la dernière partie de l’ouvrage. Elle débute par la contribution de Farrokhzad et Ottersbach, qui, après avoir proposé un cadre général des « défis et opportunités » (ibid., p. 134) que présente la jeunesse allemande, les auteurs nous expliquent les « stratégies d’action et d’ajustement » (ibid., p. 137) mises en place par les jeunes. Force est de constater que ces stratégies sont diverses selon les personnes, et que plusieurs facteurs peuvent intervenir dans l’élaboration d’une action : situation familiale, parcours et niveaux de diplôme des parents, genre, compétences linguistiques, réseaux sociaux mobilisables… Les auteurs examinent la marge dont dispose l’action sociale en faveur de la jeunesse, en postulant qu’il est indispensable de s’appuyer sur les capacités propres des jeunes. Le principal travail est à réaliser dans le domaine de l’interculturalité, pour améliorer la communication entre groupes et entre générations, amorcer une reconnaissance de la diversité, et lutter contre diverses formes de discrimination. Pour illustrer leur propos les auteurs présentent deux projets éducatifs mobilisant des jeunes de quartiers populaires. Ils concluent en rappelant que l’action sociale en faveur de la jeunesse est complémentaire avec l’action réalisée par le milieu scolaire et que, comme peut le faire cette dernière, il faut par dessus tout se garder de basculer d’une action sur l’interculturalité à une stigmatisation de la différence.

Côté français, Thomas Pierre répond à cette contribution en pointant que les programmes d’échanges de l’OFAJ donnent à voir des capacités particulières des jeunes de quartiers populaires, qui restent souvent inaperçues dans les discours publics ou dans de nombreuses enquêtes qui mettent en avant uniquement les problèmes en choisissant des indicateurs trop généraux (taux d’échec scolaire, taux de chômage, taux de délinquance, etc.). C’est donc à travers la dialectique des « équipements intérieurs » et des « équipements extérieurs » (ibid., p. 163) des jeunes que T. Pierre propose d’analyser l’impact de ces programmes d’échanges de l’OFAJ. Les « équipements intérieurs » sont constitués par toutes les ressources personnelles des jeunes (états d’esprit, sentiment de confiance en soi, etc.) ; les « équipements extérieurs » par toutes les opportunités mises à disposition par l’environnement (structures, dispositifs, acteurs…). L’auteur de la contribution analyse donc assez systématiquement l’influence, positive à divers points de vue, que la participation à un programme d’échange de l’OFAJ engendre chez les jeunes. Les états d’esprit s’améliorent, la confiance en soi et en autrui revient, les réseaux s’agrandissent, les pistes d’insertion socioprofessionnelle se développent… En dehors de la sphère de l’insertion, la créativité des jeunes participants est ensuite stimulée notamment au niveau artistique, au niveau du rapport à leur environnement urbain, mais aussi au niveau de la participation politique. L’auteur exhorte donc à ne pas saisir comme des déviances ces nouveaux modes d’action hors normes inventés par les jeunes de quartiers populaires.

En conclusion, Boubeker et Ottersbach insistent sur le fait que l’étude dont le présent ouvrage rend compte fait tout d’abord sortir les chercheurs des œillères nationales, donnant à voir des questionnements identitaires similaires appréhendés par des approches différentes de part et d’autre de la frontière. Ces différences peuvent ainsi servir à dégager des rapprochements féconds, estiment-ils ; rapprochements qui ont précisément trait aux « nouvelles frontières intérieures » (ibid., p. 176) de nos sociétés travaillées par la mondialisation, alors même que la « diversité » progresse en leur sein. Il faudrait donc, aux yeux des contributeurs de l’ouvrage, étudier comment cette nouvelle génération européenne héritière des immigrations se construit sa place et se constitue son expérience.

En conclusion

Ces deux ouvrages apportent divers éclairages concernant le débat, au combien d’actualité, des arrangements sociaux relatifs à l’interculturalité. Ils cherchent à montrer tout d’abord que la comparaison internationale, au-delà d’une démarche féconde pour la recherche, est prompte à produire un regard en décalage avec les inerties nationales, ce, notamment et en l’occurrence, pour les acteurs du travail social au sens large. Du point de vue français, ces ouvrages permettent de collecter de précieux points de repère concernant les forces et faiblesses du modèle allemand ; on peut par-là s’apercevoir que celui-ci est assez loin du « miracle » souvent évoqué par les médias et commentateurs publics, et s’avère plutôt traversé par des références, notamment politiques, assez différentes du système français. L’action sociale n’est en effet, d’un certain point de vue, que le « bras armé » de l’État social (Autès, 1999), et une large partie des dispositions qui font sa spécificité émanent de décisions politiques, pour le meilleur et pour le pire. Il n’y a donc pas à se méfier du « modèle allemand » en tant que tel, mais, en effet, on peut imaginer que la France s’inspire de certaines tendances et bonnes idées mises en œuvre par nos voisins, non pas parce qu’ils sont allemands, mais par le fait qu’ils sont moins focalisés sur le « jacobinisme » et l’« universalisme abstrait »…

Bibliographie

Autès Michel, Les paradoxes du travail social, Paris, Dunod, 1999.

Boubeker Ahmed, Ottersbach Markus (dir.), Diversité et participation. Approches franco-allemandes de l’action sociale pour la jeunesse des quartiers marginalisés, Paris, Téraèdre, 2015.

Muller, Béatrice ; Michon, Bruno et Somot, Blandine, Les controverses du travail social en France et en allemangne. Par-delà les idées reçues, Paris, L’Harmattan, 2015.

Notes de bas de page

[1] L’OFAJ est un organisme misant sur l’interculturalité et les échanges internationaux en direction de la jeunesse et des professionnels pour lutter contre les processus d’exclusion et promouvoir l’insertion sociale et professionnelle des jeunes provenant de quartiers populaires français et allemands. http://www.ofaj.org/ (consulté le 21/11/2015).

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