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Le « social care » pris en main par les pouvoirs publics

Psy, soins, santé Sociologie et Anthropologie Travail social

29 Mai 2024

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Note de lecture de :

Clémence Ledoux, Lorena Poblete, Alban Jacquemart (dir.), « Gouverner le care », Terrains & travaux, n° 42, 2023, 210 p., Paris, ENS Paris Saclay

Note diffusée sur le site Lectures

Numéro en accès libre sur le portail Cairn.fino


La revue française Terrains & Travaux publie depuis 2001 des articles de sociologie et de science politique s’appuyant sur des enquêtes empiriques, regroupés dans des dossiers thématiques généralistes. Le premier numéro de l’année 2023 était consacré aux processus de construction, de qualification et de catégorisation des activités de social care. Comme l’expliquent dans l’introduction les sociologues et politistes coordonnant le dossier, l’expression social care désigne « des pratiques d’aide, de soin et de solidarité en direction de personnes considérées comme vulnérables », ainsi que les « structures qui les encadrent » (p. 6). En fonction des catégories mobilisées par les acteur·rice·s dans leur lecture de telles activités (catégories de l’action publique, catégories des employeurs, catégories des personnes réalisant les activités…), celles-ci peuvent être vues comme gratuites, rémunérées ou salariées comme le montrent les six enquêtes ethnographiques publiées dans ce dossier.

La première enquête, signée par Annie Dussuet, porte sur les aides mises en place par les agent·e·s d’un département en direction des personnes âgées bénéficiaires de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA). Ces aides peuvent prévoir et financer différentes modalités d’intervention aux domiciles des bénéficiaires, et construisent de fait des frontières relativement poreuses entre les soins infirmiers, ceux des aides à domicile, ceux pouvant être pris en charge par les proches et familles… En tout état de cause, le travail prescrit dans les conceptions institutionnelles, voire technocratiques, des agent·e·s du département est parfois bien éloigné du travail à réaliser réellement pour répondre aux besoins des personnes, ce qui peut d’autant plus occulter une partie du travail de social care que celui-ci est réduit aux « abstractions » des « listes de tâches » à effectuer dans des durées prédéterminées.

Le deuxième article est la traduction d’un texte de 2018 de Lydia J. B. Hayes, ancienne juriste devenue syndicaliste puis professeure à Liverpool. Elle propose d’utiliser les résultats de l’étude d’E. P. Thompson sur la place centrale du rapport au temps dans le processus d’industrialisation[1]. L’historien britannique a en effet établi que l’industrialisation s’appuie notamment sur une addition d’autres régimes temporels à celui qui rythmait auparavant la vie paysanne : au « temps de la nature » s’ajoutent le « temps de l’horloge » mise en place à l’usine et le « temps marchand » qui est celui à partir duquel les ouvriers produisent de la valeur ajoutée. L’enquête de Hayes auprès d’aides à domicile britanniques indique que des évolutions similaires se retrouvent dans leur métier, confronté à un processus d’« industrialisation ». Les technologies numériques mises en place pour contrôler les durées des interventions des aides à domicile changent leur rapport au temps, engendrent des décalages entre les différents registres temporels et le sentiment d’un temps morcelé, et d’un travail partiellement non rémunéré, bien que nécessaire.

Le texte suivant aborde sous un angle différent ces décalages entre les « catégories institutionnelles » et le vécu des aides à domicile : Xavier Monnier y étudie la communication, la stratégie marketing et les techniques managériales d’une start-up parisienne revendiquant justement de mettre à distance le « référentiel industriel » afin de ré-humaniser le métier d’aide à domicile. L’entreprise met ainsi en avant des registres « vocationnels » et humanistes d’engagement, de même qu’un modèle horizontal de gestion avec peu de contrôle hiérarchique. Ces revendications n’empêchent pas certaines contradictions selon l’auteur : notamment le fait que les départs de salariées ou les candidatures non retenues lors des recrutements sont attribués à des insuffisances de la part des aides à domicile et non de l’organisation du travail, qui responsabilise fortement les équipes, et transfère le contrôle du travail au collectif et aux « outils de gestion ».

La quatrième enquête, réalisée par Hélène Oehmichen, étudie les « paradoxes » engendrés par la régulation publique de l’activité des assistantes familiales. Cette profession est méconnue (on parle plus souvent de « familles d’accueil ») car elle s’appuie sur des compétences assimilées à celle des mères de famille, naturalisées et donc peu valorisées socio-économiquement. Pour cette raison, le département dans lequel se déroule l’enquête a souhaité « dénaturaliser » ce métier et le professionnaliser, sans cependant arriver à se départir d’une forte « logique de soupçon » à l’encontre des assistantes familiales. Ces dernières sont en effet suspectées de ne pas assez prendre soin des enfants, c’est-à-dire de mener cette activité par intérêt financier, ou, au contraire, de vouloir se les approprier. Le département recrute donc plutôt des assistantes familiales valorisant un « engagement affectif » correspondant aux « normes éducatives » attendues par les professionnel·le·s de l’Aide sociale à l’enfance. Parmi ces dernier·e·s, la « logique du soupçon » peut même amener à penser que le salaire des assistantes familiales ne doit pas être trop élevé, pour éviter d’attirer celles qui seraient principalement motivées par l’appât du gain… ! La professionnalisation est donc dite « inachevée » par l’autrice en ceci que de nombreuses revendications en termes de rémunération ou de droits du travail (horaires, prises de congés…) ne sont pas entendues, alors qu’en contrepartie, un travail administratif ou affectif accru est demandé aux assistantes familiales.

Dans l’avant-dernier article du dossier, Olivier Giraud met à profit la typologie des logiques d’action établie par la sociologie de l’expérience de François Dubet[2] pour étudier comment différents proches aidants perçoivent la « monétarisation » de leur activité de social care auprès d’un membre de leur famille dépendant, soit en raison de son âge, soit en raison d’un handicap. Cette « monétarisation » intervient dès lors que des compensations financières sont perçues par les aidant·e·s pour les soins dispensés à un proche dépendant. L’auteur montre ainsi que les individus en question sont aux prises avec la dimension identitaire des politiques publiques, avec les régulations mises en place et les ressources offertes par celles-ci. Certain·e·s aidant·e·s reçoivent ces différents éléments selon une « logique d’intégration », c’est-à-dire marquée avant tout par les liens familiaux et les devoirs moraux qui en découlent, le soin apporté au proche n’étant pas considéré par les personnes comme un « travail ». La deuxième « logique saillante » est une « logique stratégique », plus en accord avec les catégories de l’action publique, qui met plus facilement à distance les normes familiales. La troisième logique est une « logique de la subjectivation », qui correspond à une recherche de « singularité » et d’« authenticité » par les proches aidants, et les met en tension avec les catégories générales et standardisées de l’action publique, ce qui ne va pas sans dilemmes et « conflits internes » car le fait de recevoir d’indispensables compensations financières amène à entrer dans les « cases » des dispositifs administratifs.

Enfin, la dernière enquête du dossier, signée par Michelle Franco Redondo, étudie le rapport de jeunes Brésiliennes avec leur activité de fille « au pair » en France. Le statut de travailleuse domestique étant négativement connoté au Brésil en raison des hiérarchies de genre et de race notamment, les filles au pair qui mènent cette activité en France l’envisagent comme une expérience culturelle et non comme un emploi – alors que certains statuts administratifs pourraient le leur permettre –, étant elles-mêmes issues de classes moyennes ou supérieures. Lorsqu’ensuite elles accèdent à leur propre logement afin de poursuivre leurs études ou leur insertion professionnelle, elles continuent à réaliser des gardes d’enfants, mais tout en mettant à distance l’idée que cette activité est un emploi à proprement parler. Les activités de fille au pair ou de « nounou » (babà en portugais), sont considérées comme servant simplement à réaliser un autre objectif (accès au logement, aux études, à un emploi désiré…), comme n’ayant pas leur fin en elles-mêmes et donc comme n’étant pas pleinement des emplois. Cette « invisibilisation » est en grande partie influencée par les catégories institutionnelles et commerciales des organismes faisant au Brésil la promotion du programme de fille au pair : si prédominait l’idée que cette activité est une forme de travail domestique, le programme aurait sans doute moins de succès auprès des seules catégories sociales, moyennes ou aisées, qui ont les moyens de s’y investir. Le programme est donc avant tout présenté comme un « échange culturel ».

Le dossier de ce numéro montre, à travers des matériaux empiriques riches ainsi que des analyses sociologiques, en quoi les catégories de l’action publique peuvent influencer la manière dont des activités professionnelles sont perçues, vécues, réalisées, et comment une partie du travail est proprement rendu invisible, ou informel. À l’heure où les métiers du care en général, du soin jusqu’au travail social, sont sous-tendus par des dynamiques d’industrialisation[3] – auxquelles répondent des situations de « pénurie de main-d’œuvre » – ce dossier nous amène à nous interroger sur le rôle des pouvoirs publics. Alors qu’ils pourraient avoir une influence déterminante dans la reconnaissance et la valorisation de ces métiers, le « malaise » persistant ici et là ne tendrait-il pas à indiquer que les rationalités et finalités des « financeurs » et des travailleuses de terrain semblent quelque peu diverger… ?

[1] Edward P. Thompson, « Time, Work-Discipline and Industrial Capitalism », Past & Present, n° 38, 1967, p. 56-97. Traduction en français par Isabelle Taudière : Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, Paris, La Fabrique, 2004.

[2] François Dubet, Sociologie de l’expérience, Paris, Le Seuil, 1994.

[3] Jonathan Louli, « Résister à l’industrialisation ? Vers une approche radicale du travail social », Revue Française de Service Social, n° 285, 2022, p. 59-65. Lire en ligne (cliquer ici)

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