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L’anthropologie sensible des « praticiens-chercheurs » face aux situations d’exil

Psy, soins, santé Sociologie et Anthropologie Travail social

10 Oct 2021

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Couverture du livre dirigé par Pascale Jamoulle "Passeurs de mondes"

Note de lecture de :

Jamoulle Pascale (dir.), 2014, Passeurs de mondes. Praticiens-chercheurs dans les lieux d’exils. Louvain-la-Neuve, Éditions Academia-L’Harmattan, coll. Investigations d’anthropologie prospective, 218 p.

Site des éditions L’Harmattan qui distribuent l’ouvrage

Note de lecture diffusée sur le site de la revue québécoise Anthropologie et sociétés (Vol. 40, 2016)

L’anthropologue belge Pascale Jamoulle mène depuis plusieurs années des recherches qualitatives sur les migrants, les souffrances sociales, les quartiers populaires, et sur les dispositifs d’intervention sociale – elle a elle-même été assistante sociale. De par ses attachements institutionnels, elle a rassemblé des auteurs d’un type très particulier, pour produire un ouvrage collectif novateur où c’est tout aussi bien la démarche anthropologique qui est questionnée que le fonctionnement de nos sociétés occidentales, et la constitution des « marges » sociales de ces dernières.
Outre Jamoulle elle-même, les six contributeurs de l’ouvrage sont en effet qualifiés de «praticiens-chercheurs», car ils adoptent tous une approche partagée entre démarche d’accompagnement psychosocial et démarche de recherche anthropologique. Les «praticiens-chercheurs» réunis par Jamoulle sont donc tous des travailleurs sociaux, psychologues, agents d’insertion, et se sont rencontrés en s’inscrivant au certificat universitaire de formation continue « Santé mentale en contexte social : interculturalité et précarité » porté par plusieurs institutions belges, avant de prolonger leurs recherches dans un master d’anthropologie.
Le résultat est extrêmement original puisqu’il s’agit d’une série de monographies présentant les terrains respectifs des auteurs, mais selon une forme d’implication singulière, entre observation et action humaine, soit une « pratique anthropologique et clinique ». Les lieux d’enquête et les positionnements professionnels des auteurs sont divers. D’abord, un ancien éducateur de rue relate sa longue expérience d’enquête et de contact avec les habitants d’un squat, et comment le fait d’habiter « à la rue » reconfigure la perception de soi, et réactive des traumatismes anciens. Ensuite, une assistante sociale exerçant dans une école spécialisée pour enfants en situation de handicap donne à voir les rapports complexes que ces derniers nouent avec l’adulte, avec l’institution, son temps, ses espaces. La troisième contribution est celle d’une agente d’insertion évoquant l’impact sur les personnalités de la condition de migrant, et surtout comment cette condition induit souvent pour les personnes d’être malmenées par des administrations et des politiques publiques déshumanisées. Lui faisant écho, l’avant-dernière contribution est celle d’une psychologue exerçant dans un centre de santé mentale en quartier populaire, et qui présente les souffrances et les ressources psychiques activées par le fait de subir un « déplacement » d’un pays à un autre. Dans la dernière monographie, la directrice d’un service d’« aide aux jeunes dans leur milieu de vie » présente le cheminement socioéducatif de deux groupes de jeunes à travers le temps et les lieux, les effets de deux voyages au Maroc.
Les approches des « praticiens-chercheurs » sont donc assez variées, mais se rassemblent principalement autour de deux troncs communs. Tout d’abord, un souci particulier des personnes en « situation d’exil ». Chaque auteur en effet va, dans sa contribution, s’approprier ce concept forgé par Jamoulle, pour le décliner sur son terrain, et explorer ce terrible « sentiment d’exil » qui peut avoir sa source dans une « dimension transculturelle », ou plus largement avoir une origine sociale – certains (dont des contributeurs du présent ouvrage) parlent de « souffrance d’origine sociale ». Le second grand tronc commun est donc la forme particulière d’ethnographie qui a été mise en œuvre sur le terrain, à travers des enquêtes « non pas sur les personnes concernées mais avec elles » (p. 9), et la forme d’anthropologie sensible qui en émerge. En effet, on peut estimer que le parcours particulier des auteurs, qui ont été – parfois très longtemps – des professionnels de « l’intervention clinique et sociale » avant d’être des chercheurs, confère aux contributions une tonalité très spéciale. Comme le souligne Jamoulle, les « savoirs expérientiels et professionnels inédits » acquis au cours de longues années d’intervention donnent parfois plus de chair, de fraîcheur, de sensibilité aux récits et aux analyses (comme je l’ai évoqué ailleurs) ; d’une certaine façon, plus de réalité.
Cet ouvrage revêt donc en fin de compte un double intérêt. L’un concernant l’innovation épistémologique qu’il alimente en travaillant le paradigme et la démarche du « praticien-chercheur » ; l’autre en questionnant précisément, à travers les « lieux d’exil » où se sont déroulées les études, le fonctionnement discriminant et potentiellement violent de nos soi-disant sociétés démocratiques modernes… Une façon assez neuve, et très stimulante, de travailler notre éternelle « question sociale ».

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