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La vie et la prise en charge en institution dans le handicap

Psy, soins, santé Sociologie et Anthropologie

24 Juin 2014

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Couverture du livre "Vivre et travailler en institution"

Note de lecture de :

Christophe DargèreVivre et travailler en institution spécialisée. La question de la prise en charge, Lyon, Chronique Sociale, coll. « Comprendre la société », 2014, 240 p., préface d’Alain Blanc

Disponible à l’adresse suivante : Lectures

Le livre de Christophe Dargère est issu de la thèse de sociologie [1] entreprise alors qu’il était enseignant dans un Institut médicoprofessionnel (Impro) depuis plusieurs années. Sa démarche vise à présenter divers enjeux du phénomène institutionnel du point de vue des usagers qui y vivent et du personnel qui y travaille, en partant de matériaux empiriques recueillis exclusivement dans l’Impro où l’auteur exerçait.

Cette institution accueille une centaine de jeunes de moins de 20 ans en situation de handicap mental, avec pour but de favoriser leur insertion sociale et professionnelle en développant des accompagnements thérapeutiques, scolaires et éducatifs. Une partie des élèves sont logés à l’internat, et les accompagnements sont réalisés par la cinquantaine de travailleurs sociaux, enseignants et soignants (psychologues, orthophonistes, psychomotriciens, psychiatres…). L’ouvrage analyse donc la prise en charge d’adolescents et de jeunes vivant une « réclusion », au nom d’un handicap ou d’une déficience, dans ces « vastes coulisses parallèles » que sont les « filières » institutionnelles spécialisées, où certains font carrière de l’enfance « jusqu’à la mort ».

Une première particularité du livre, cependant, est qu’il ne vise pas la connaissance pure de cet objet mais, de l’aveu de l’auteur, cherche à faire « prendre conscience d’une réalité sociale » (p. 18) et à amener le lecteur à « se questionner » sur cet « espace de réclusion » qu’est « l’entité médicosociale ». Comme le note Alain Blanc dans la préface, on a entre les mains un « reportage », adressé en priorité à des non-spécialistes de la sociologie, mais qui seraient concernés par cette question de la prise en charge du handicap (étudiants et professionnels en travail social, usagers et familles, etc.).

Il convient donc de souligner la posture particulière adoptée par l’auteur, immergé dans l’objet d’étude, voire « incognito », comme il l’explique dans un précédent ouvrage [2]. Cette posture semble avoir été propice à une étude ethnographique discrète, dont la restitution est organisée selon une perspective théorique interactionniste, fortement imprégnée par les travaux d’Erving Goffman et les débats sur les caractéristiques « totales » ou « totalitaires » des « institutions ». Ces orientations théoriques sont présentées dans le premier chapitre.

La restitution des résultats, assez progressive, démarre par une phase descriptive. Le chapitre 2 explore les différentes causalités sociales et familiales qui sont à l’origine du placement des usagers en institution : « inadaptations sociales » (familles précaires, parents en situation de handicap, familles déstructurées, échec scolaire…), « inadaptations culturelles » (familles d’origine étrangère, illettrisme), causes « médicales ou génétiques »… Les usagers expérimentent différemment leur placement en institution et se figurent de façons très hétérogènes, avec plus ou moins de « lucidité », les raisons qui les ont amenés à fréquenter l’Impro ; ils développent une variété de perceptions de leurs capacités, d’attentes à l’égard de l’institution, ou de nécessités d’accompagnement. Dargère fait donc constater la grande et déroutante « disparité » des usagers, concernant aussi bien ces représentations subjectives que les divers indicateurs objectivants.

Les professionnels sont l’objet du chapitre 3, qui insiste également sur leur diversité, en termes de formation et d’expérience : alors que certains, notamment parmi les soignants, arrivent diplômés et dotés d’un important « capital symbolique », d’autres, notamment chez les enseignants, entament leur carrière à l’Impro avec des statuts précaires et peu d’expérience, car « ce secteur est bien souvent le parent pauvre du travail social » (p. 75), et ceux qui y exercent y sont souvent contraints par leurs conditions matérielles. Il y a donc un important turn-over, et nombre de salariés cherchent à réduire leur temps de travail, notamment pour se former et pouvoir quitter l’institution. Les travailleurs, menacés par la souffrance, la fatigue, la précarité et le « morcellement » (du fait de l’hétérogénéité des usagers et des missions) développent alors des modes de « survie institutionnelle » : promotion interne, quête de reconnaissance ou, à l’inverse, divers types d’« absences » (physique, psychique, symbolique).

Les deux derniers chapitres, où se concentre l’analyse, prennent pour objet les enjeux, les difficultés et les manquements du fonctionnement institutionnel, et discutent une série de phénomènes problématiques abondamment illustrés par des situations empiriques. L’« engourdissement bureaucratique », premièrement, peut être un mécanisme de repli dans une situation collective critique : les salariés se concentrent alors sur les moyens et la forme du travail à accomplir et, à travers un certain « formalisme », prêtent de moins en moins attention au fond ou au sens du travail. Les aberrations du fonctionnement organisationnel, qui cherche à se pérenniser lui-même, souvent au détriment des demandes des acteurs, confèrent un caractère « totalitaire » à l’institution, puisqu’elles privent les usagers de certaines prestations en imposant un emploi du temps. Le traitement collectif mis en place par l’organisation produit donc de la « contamination » à travers la promiscuité d’usagers aux profils divers ; il engendre des « sentiments d’injustice » et donc de la « violence institutionnelle », de la « maltraitance », thèmes longuement explorés par l’auteur.

Dargère interroge enfin, dans le dernier chapitre, le « fonctionnement institutionnel », à l’aide de deux modes de lecture de l’activité professionnelle. Il évoque d’abord longuement les « conflits territoriaux » et leur fonction : ces tensions plus ou moins latentes permettent de mettre au jour les « processus de domination symbolique » entre professions et positions hiérarchiques, et ont un rôle de « régulation » collective (définition et redéfinition des territoires, rôles, fonctions et tâches de chacun). Enfin, il est question des « négociations » continues, qui se déroulent en parallèle aux conflits territoriaux, d’une part entre les usagers et les professionnels, selon les projets des premiers et les contraintes posées par les seconds ; d’autre part entre professionnels, pour gérer les situations critiques ou conflictuelles.

Outre une précieuse synthèse de la réflexion, la conclusion de l’ouvrage prescrit et définit quelques concepts pratiques pour aider à la réflexion ceux qu’intéresse la prise en charge du handicap : « réflexivité », « distanciation », « compréhension », « empathie », « respect », « bientraitance ».

Au final l’ouvrage présente plusieurs intérêts. D’abord, dans un souci d’accessibilité, l’auteur fait fi de beaucoup de querelles « scolastiques » pour livrer quelques outils conceptuels relativement faciles d’utilisation pour quiconque n’est pas familier de l’interactionnisme symbolique, de la sociologie des organisations, de la psychologie des groupes et du travail, etc. Ensuite, les idées auxquelles se réfère Dargère ne prennent jamais le pas sur les matériaux empiriques : le débat est toujours suscité à propos de situations et de phénomènes sociaux, et rarement à propos de conceptualisations ou de théories particulières. Enfin, la démarche d’ouverture de l’auteur à un public non spécialiste de la recherche académique se repère par un langage d’une grande clarté, une visée didactique affirmée (à travers de courtes synthèses conclusives pour chaque chapitre, des schémas synthétisant le propos à l’occasion). Tels sont, assurément, quelques-unes des principales forces de l’ouvrage. Mais cette médaille comporte également certains revers, inhérents à l’économie, faite par l’auteur, de certaines exigences académiques, dans son effort d’accessibilité.

En effet, le lecteur aguerri aux sciences sociales pourrait souhaiter une explicitation du rapport personnel que l’auteur entretient avec son sujet d’étude, les motivations de sa recherche, le choix de ses outils méthodologiques et conceptuels ; en somme, une démarche de réflexivité scientifique plus appuyée [3]. Ce lecteur pourrait en outre regretter que les données de contextualisation soient pour ainsi dire réduites à néant, et qu’on ne dispose de presque aucune donnée sur la configuration des politiques sanitaires et sociales locales, ou sur l’état démographique et socio-économique du territoire où la recherche s’est déroulée.

Enfin, ce qui est plus fondamental et problématique, le propos est largement inscrit dans un registre que, pour reprendre un mot de l’auteur, on peut appeler la « dénonciation ». Par-là, il faut entendre de curieuses attitudes de méfiance et d’animosité à l’égard de « l’institution » et du « pouvoir psychiatrique », qui confèrent au ton du livre un caractère parfois très manichéen, laissant presque entendre que rien de bon ne sort de l’institution, ce « magma pathogène ». Le travail des cadres et du personnel administratif est bien plus critiqué qu’objectivé ; en outre la positivité et la richesse des pratiques professionnelles et de la « science des intuitions » [4] développée par les travailleurs sont largement occultées, alors que, dans l’intention de favoriser la « prise de conscience », il aurait également pu être intéressant de les mettre en valeur.

Au final, il convient de considérer cet ouvrage à la fois comme un témoignage très riche et d’une grande acuité, une somme de préconisations, implicites ou explicites, de réflexions d’un praticien-chercheur, et d’outils conceptuels en phase avec les préoccupations des travailleurs de terrain. À défaut d’être un texte académique, ce livre pourra servir à alimenter le débat public et la prise de recul des premiers concernés (professionnels, usagers, familles), ce qui en soi est déjà une grande qualité.

Notes de bas page :

[1] Dargère Christophe, La violence institutionnelle comme mode d’ajustement de filière : ethnographie et lecture goffmanienne d’une institution médicosociale, thèse pour le doctorat, Université Lumière Lyon 2, février 2011.

[2] Dargère Christophe, L’observation incognito en sociologie. Notions théoriques, démarche réflexive, approche pratique et exemples concrets, Paris, L’Harmattan, 2012. Compte rendu d’Aline Chassagne pour Lectures : http://lectures.revues.org/10711.

[3] Devereux Georges, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, Coll. « Champs Essais », 2012 [1980].

[4] Louli Jonathan, « Une science des intuitions », Le Sociographe, n° 42, juin 2013, p. 33-40.

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