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La dimension esthétique du travail, vectrice d’épanouissement et de résistance ?

Sociologie et Anthropologie

20 Août 2023

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Note de lecture de : 

Jean-Philippe BouilloudPouvoir faire un beau travail. Une revendication professionnelle, Toulouse, Erès, 2023, 168 p.

Compte-rendu diffusé sur le site Lectures

Site de l’éditeur Erès


Jean-Philippe Bouilloud a exercé dans le secteur bancaire et en cabinet de conseil dans les années 1980-1990, avant de devenir enseignant en sociologie et science des organisations à ESCP Business School et chargé de cours à l’université Paris-Cité. Les recherches qu’il réalise depuis une trentaine d’années sur le monde du travail, dialoguant notamment avec la sociologie clinique et la psychosociologie, l’ont amené à aborder la condition des cadres en entreprise, la notion de créativité au travail, ou encore des questions de croyance et d’argent. Dans cet essai, assez novateur dans le fond du propos, il tente de réfléchir aux manières de voir et concevoir les dimensions esthétiques du travail, qu’il considère comme « une expérience commune » mais difficile à appréhender (p. 8).

Selon l’auteur, les activités sociales ne peuvent être analysées uniquement à travers les intérêts objectifs qui leur sont attachés, en termes de revenus et de statut social. En effet, il faut prendre au sérieux l’existence d’une « beauté hors champ », c’est-à-dire des sensations esthétiques qui se déploient en dehors du champ artistique, et notamment dans le monde du travail. Mais ces dimensions sont généralement « négligées » dans les recherches ou les analyses traitant du monde du travail. L’ouvrage entend proposer des pistes pour mieux analyser « comment les catégories de l’esthétique se déploient dans notre rapport à nos activités » (p. 16).Pour ce faire, il mobilise des intuitions et des réflexions construites dans le cadre d’expériences et recherches dans le champ de la psychosociologie du travail, des sciences des organisations et de l’esthétique.

Dans le premier chapitre, l’auteur part du postulat qu’il y a toujours un lieu ou un cadre de travail par rapport auquel prend sens l’expérience esthétique subjective. Celle-ci se manifeste avant tout par les perceptions sensorielles, qui engendrent des émotions positives ou négatives, et parfois du plaisir. Ainsi, pour les travailleur·euse·s, les notions de « travail bien fait » et « beau travail » désignent souvent les mêmes choses, le jugement de beauté pouvant même parfois surpasser le jugement d’efficacité. Les approches en termes de « qualité » masquent d’ailleurs souvent ces jugements esthétiques formulés par les travailleur·euse·s. Il ne faudrait donc pas se contenter de parler d’esthétique uniquement lorsque celle-ci est source (ou indicatrice) de souffrance : travail mal fait, relations négatives, cadre de travail dégradé… Il faut aussi considérer l’esthétique quand elle est source de plaisir ou encore de « jouissance », comme l’auteur propose de le développer dans le deuxième chapitre.

Le second chapitre se centre sur la l’enjeu de définition de l’esthétique. En, effet, bien que les questions esthétiques soient de plus en plus étudiées dans les sciences sociales, elles restent complexes, et sont rarement prises comme objet d’étude en elles-mêmes. Cela tient certainement au fait qu’il est difficile de définir, dans une perspective de sciences sociales, le « beau ». Ce dernier relève d’une expérience très subjective, voire intime, qui varie donc suivant les individus et les groupes. Les définitions sociales du beau dépendent aussi des contextes sociaux et historiques. Enfin, le jugement de goût engage à la fois des sensations et des réflexions. L’auteur se réfère ainsi aux travaux de Hans-Robert Jauss sur l’esthétique de la réception[1], qui recontextualise l’expérience esthétique à partir du récepteur. Dans cette perspective, c’est « l’expérience de la jouissance » qui est déterminante pour fonder un jugement esthétique. En ce sens, selon Jean-Philippe Bouilloud, l’esthétique peut relever du pulsionnel, d’un « désir qui se constitue en besoin », et par conséquent, elle peut contenir du négatif, prendre des formes d’expressions « tragiques », au point d’aller à l’encontre de l’éthique.

Pour resituer l’expérience esthétique au cœur du travail, l’auteur se concentre longuement, dans le troisième chapitre, sur la figure de l’artisan, la comparant à celle de l’artiste, tout en développant l’opposition entre cette forme de travail et la forme industrielle. Jusqu’au XIXe siècle en effet, les distinctions entre artisans et artistes sont très faibles, tant les artisans avaient des préoccupations esthétiques, et les artistes des pratiques techniques. Les deux figures se définissent à partir d’un « triptyque » entre conception, matière et savoir-faire (ce dernier faisant le lien entre les deux premiers). Ce triptyque caractéristique se disloque avec le développement du travail industriel : la machine devient un intermédiaire entre le travailleur et la matière, la conception et le savoir-faire sont séparés, le mode de production est imposé et soutenu par des instruments de contrôle. Selon l’auteur, la réhabilitation récente de la figure de l’artisan, souvent dépeint comme un créateur, ne relève pas d’un simple « romantisme artisanal » : elle est sous-tendue par une recherche d’une certaine « harmonie » entre le travailleur et son environnement, en opposition avec la démesure des appareils productifs du modèle industriel. En ce sens, la figure artisanale porte en elle un potentiel critique des modes de production modernes (p. 90-91).

Pour autant, la dimension esthétique de l’activité productive peut aussi faire l’objet d’une instrumentalisation et être mobilisée au service de modes de production industriels, productivistes et capitalistes, comme le restitue l’auteur dans l’avant-dernier chapitre. En effet, alors que l’industrialisation engendre à partir du XIXe siècle une mise au second plan du « beau » au profit de « l’utile » et conduit à une valorisation de la technique et du fonctionnel pour eux-mêmes, le « beau », et plus généralement les sens sont particulièrement mobilisés à des fins commerciales dans le cadre de la production de masse. Le « mouvement [moderne] de rationalisation du travail, qui réduit l’individu au travail à sa fonction productive » (p. 119), marque jusqu’aux mouvements ouvriers, qui s’intéressent moins aux dimensions esthétiques de l’activité qu’aux conditions de travail et de rémunération, alimentant ainsi les approches instrumentales du travail.

Dans le cinquième et dernier chapitre, l’auteur aborde la question du potentiel critique ou de résistance que recèlent les rapports esthétiques au travail face à l’hégémonie de notions telles que celles d’intérêt et d’utilité au XXe siècle. L’esthétique peut en effet répondre à une quête de sens au travail, à la recherche d’honneur ou de dignité des travailleur·euse·s, quêtes dont l’importance dépasse souvent le pur intérêt économique. Se référant notamment aux notes écrites par Simone Weil à propos de ses années passées en milieux ouvriers[2], l’auteur fait remarquer que le « beau » au travail peut se trouver dans certaines belles relations humaines, certains « beaux gestes ». Leur beauté vient notamment, d’après l’auteur, de ce qu’ils dépendent de choix et d’engagements des individus, qu’ils incarnent, toujours selon l’auteur, des actes libres et non contraints, qui sont à eux-mêmes leur propre fin. Ces « efforts vers le beau » sont des résistances au morne quotidien d’un travail difficile.

L’esthétique, bien qu’ayant été quelque peu mise à l’écart par les observateur·rices du travail, constitue ainsi pour Jean-Philippe Bouilloud une des formes de résistance à la rationalisation du monde. Pour l’auteur, la littérature scientifique traitant des problèmes relatifs au travail sera toujours incomplète tant qu’elle ne prendra pas mieux en compte les questions esthétiques. En effet, de même qu’il y a une « souffrance éthique » au travail, il existe une « souffrances esthétique » pour les travailleurs, qui survient lorsqu’ils sont empêchés de faire un « beau travail ». Cette souffrance passe surtout par le rapport au temps : faire un beau travail nécessite du temps. Le potentiel de « résistance » de l’esthétique s’appuie sur l’idée qu’il peut y avoir du beau au travail, que le travail peut être mieux fait, que les relations humaines peuvent être plus riches, afin d’atteindre un jugement de beauté. Les organisations et leurs dirigeants devraient être davantage attentifs à ce besoin de faire quelque chose de plus beau au travail, car, suivant l’auteur,« le beau est un droit moral » (p. 145).

Au final, on doit reconnaître à cet ouvrage des intuitions plutôt novatrices et d’une certaine richesse, condensées dans un essai relativement court et lisible. Les idées avancées s’appuient sur de nombreuses références provenant de la littérature et de la philosophie, et sur les résultats de recherches dans les champs de la psychologie ou de la sociologie. On pourra en revanche regretter quelque peu que le fil conducteur du livre ne soit pas davantage nourri par les enquêtes et travaux empiriques qu’a pu mener ces dernières décennies l’auteur lui-même ou les équipes de recherche avec lesquelles il a collaboré. En carence de cette matière empirique, les conceptualisations sur les dimensions esthétiques du rapport au travail manquent parfois de contextualisation, et de l’épaisseur qu’acquièrent les concepts au contact des pratiques. En outre, la variété des pistes d’analyse esquissées par l’auteur, et les références hétéroclites mobilisées donnent parfois un aspect kaléidoscopique au propos. Avec le recul néanmoins, ces aspects apparaitront finalement cohérents avec la revendication de l’auteur de produire quelque chose qui soit « beau » et non pas complètement rationnalisé par l’injonction à la fonctionnalité. Un « effort vers le beau » pour le moins appréciable.

Interview de J.-P. Bouilloud (5mn) : si la vidéo s’affiche en blanc, actualiser la page

Comment l’obsession de la rationalité a tué le « beau » travail

Notes de bas de page :

[1] Hans-Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, trad. fr., Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1978.

[2] Simone Weil, La condition ouvrière, Paris, Gallimard, 1951.

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