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Jeter « droite » et « gauche » par-dessus bord : l’émancipation par la destitution

Philosophie Politique

18 Oct 2016

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Couverture du n°25 de la revue De(s)générations

Note de lecture du n°25 de la revue De(s)générations, intitulé « Par-dessus bord », sorti en juillet 2016

Note de lecture diffusée sur le site Lectures

Présentation du numéro sur le site de la revue : de(s)générations

La revue de(s)générations est « une aventure éditoriale et intellectuelle » qui se constitue en 2005 comme un « affront ouvert à trente ans de crispations réactionnaires » [1]. Le rédacteur en chef, Philippe Roux, précise même dans un entretien que les acteurs de la revue se retrouvent assez sous l’étiquette de « communistes », mais sans être pour autant des « communistes de caserne » ou des « staliniens » (p. 43). Ce numéro de de(s)générations veut justement interroger notre système politique actuel, et notamment sa bipolarisation entre droite et gauche. On peut estimer que la ligne de la revue sur ce point est plutôt bien synthétisée par l’appel de Julien Coupat et Eric Hazan, deux figures bien en vue de la gauche radicale : leur appel, diffusé il y a quelques mois [2] est repris dans ce numéro, et nous reviendrons dessus ci-dessous.

Suivant leur approche d’une politique émancipatrice fondée moins sur de grandes abstractions que sur ses divers reflets dans la réalité matérielle quotidienne, les articles de ce numéro prennent des thèmes très variés, et sont soit des études empiriques d’histoire, de sociologie, de philosophie, soit des entretiens. Ils sont accompagnés par diverses photographies de Nicolas Daubanes et Guillaume Greff, ainsi qu’un poème en prose de Manuel Joseph.

Les articles de Véronique Bergen et de Grégoire Chamayou se rejoignent dans la thématique de la « chasse aux pauvres ». La première restitue d’abord quelques mots et témoignages relatifs aux conditions d’existence et aux aspirations des Roms en Belgique à l’époque actuelle. Il y a l’idée que cette position sociale marginale confère une certaine acuité quant au reste du système, et que ce point de vue peut donner toutes les raisons de perdre confiance en ce système en question, et notamment en l’appareil d’État. De la même façon, le texte de Chamayou, extrait d’un de ses ouvrages [3], reprend cette thématique de la répression des pauvres depuis le XVIsiècle et donne à voir des phénomènes tout à fait révélateurs, tels que la constitution des forces de police à la base comme « chassegueux » ou « chasse coquins » (p. 30), dont l’activité consistait largement en un éloignement des indigents et notamment des « Bohémiens ». S’ensuivent, à l’époque moderne, des processus de criminalisation des classes laborieuses [4], d’enfermement massif des déviants en tous genres et leur mise au travail forcé – comme c’est le cas typiquement avec les Poor Laws en Grande-Bretagne, et comme l’a également évoqué Michel Foucault.

Le texte central de ce numéro est l’appel de Coupat et Hazan « Pour un processus destituant : invitation au voyage » (p. 38). La thèse des deux auteurs se résume en trois points : la politique dans sa forme traditionnelle est morte ; on peut – et on doit – prendre du recul en se positionnant en marge de ce système agonisant ; c’est justement en continuant à désinvestir ce système et en s’y soustrayant qu’on peut avoir des chances de le « destituer ». Rappelant notamment les thèses de Bernard Eme à propos de l’intelligence de la « talvera » [5], image inspirée des expériences d’autogestion paysanne, ce texte court ne semble pas se focaliser sur des possibilités d’actions concrètes (si ce n’est l’abstention et le soutien aux Z.A.D [6]), et a pu pour cette raison être reçu d’un œil critique par une partie du monde intellectuel et militant [7].

Viennent ensuite les deux entretiens, l’un avec Eric Hazan, l’autre avec François Cusset. Dans le premier, l’écrivain et éditeur revient sur les positions de l’appel co-signé avec Coupat, et semble répondre aux détracteurs en affirmant qu’il n’y a effectivement pas encore d’alternative concrète qui ait été pensée dans la perspective de leur appel, et que c’est pour cette raison notamment que ce dernier a du mal à convaincre. Dans le second entretien, avec le philosophe et historien François Cusset, le propos s’attarde justement sur diverses « micro-utopies » et sur la question de la « contre-violence » insurrectionnelle (qui répond à la violence du système), pour insister sur l’idée que des alternatives émergent déjà pour affronter la fin de notre cycle politique et social. Pointant le fait que les insurgés préfèrent maintenant la puissance plutôt que le pouvoir, Cusset se demande cependant si un processus qui soit simplement « destituant » (sans proposer d’alternative) peut vraiment fonctionner.

Les deux derniers textes du numéro sont des études plus sémiologiques à propos d’une séquence télévisée, et des écrits de prison de Rosa Luxembourg. Ces deux textes cherchent à montrer comment l’humanité et la sensibilité rejaillissent même au beau milieu de situations d’oppression extrême [8]. Dans le premier, Philippe Roux commente une séquence vidéo dans laquelle un jeune berger tunisien témoigne suite à la décapitation de son frère par des intégristes religieux. L’auteur estime que l’esprit « arcadien » du jeune berger produit un décalage très fort avec les normes dominantes de notre système (normes médiatiques, postures politiques, inerties économiques…) ; ce « décentrement » fort est très révélateur quant à la marche morbide de la « pathologie capitaliste ». Enfin le dernier texte étudie la signification des observations de la nature que faisait la révolutionnaire allemande Rosa Luxembourg durant sa détention autour de 1916. L’herbe, les pierres, les oiseaux, les nuages et les insectes suscitent la contemplation de Luxembourg car ils semblent être des reflets et des « points de repère » du « monde émancipé » pour lequel elle souhaite se battre. Elle paiera de sa vie cette simplicité et cette authenticité de l’exigence émancipatrice.

On voit qu’une dimension esthétique accompagne donc indissociablement les réflexions théoriques et politiques, comme c’est le cas également à travers le poème de Manuel Joseph et les photographies de Nicolas Daubanes et Guillaume Greff. Ces diverses œuvres rejoignent une démarche de déconstruction en même temps que de désertion d’un système aseptisé et moulé par les politiques sécuritaires et les biopolitiques de masse. Le reportage photo de Greff notamment, en noir et blanc, transpire une sorte de stupeur mélancolique face à des paysages urbains totalement déserts, fruits de la « neutralisation » (dans divers sens de ce terme) des lieux de vie habituels.

En conclusion, on peut observer que le propos des contributeurs de ce numéro cherche à construire un nouvel horizon politique, éloigné de postures dogmatiques, et constitué par diverses invitations à penser, sous différentes formes, en décalage avec les filtres dominants, depuis des marges sociales et intellectuelles. Si ces positionnements en « talvera » (Eme, ibid.) s’avèrent à l’avenir aussi porteurs de changement que l’espèrent les auteurs, cela semble promettre un avenir pour le moins mouvementé, au fur et à mesure que les injustices et aberrations inhérentes à notre système socio-économique et politique fragmenteront la société et mettront de plus en plus de personnes en situation de marginalité symbolique et/ou matérielle.

Notes de bas de page

[1] Voir la présentation de la revue sur son site : http://www.desgenerations.com/content/4-revue

[2] Notamment dans Libération : http://www.liberation.fr/debats/2016/01/24/pour-un-processus-destituant-invitation-au-voyage_1428639

[3] Chamayou, Grégoire, 2010, Les chasses à l’homme, Paris, La Fabrique.

[4] Comme l’aborde magistralement Louis Chevalier dans son classique Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXème siècle.

[5] Voir l’article de Bernard Eme : « Postures assignées, usages revendiqués de la talvera », Journal des anthropologues, Hors-série | 2011, p. 21-48, en ligne, ainsi que le commentaire que j’en ai rédigé : « Les « talveras », ou les marges comme espaces de résistances ? Retour sur la socio-anthropologie des polarités de Bernard Eme », en ligne.

[6] Les Z.A.D sont des squats militants et écologistes visant à protester contre des projets d’aménagements nuisibles à la nature. La Z.A.D la plus connue est celle de Notre-Dame-des-Landes, qui veut empêcher la construction d’un aéroport près de Nantes. Voir la présentation d’un film à cette adresse, ainsi que le documentaire suivant, qui donne directement la parole à des acteurs de cette Z.A.D : https://www.youtube.com/watch?v=qT6L_uaPINU

[7] L’appel de Coupat et Hazan a notamment été caricaturé sans concession par le sociologue Jean-Pierre Garnier : http://www.librairie-tropiques.fr/2016/02/processus-desopilant-par-jean-pierre-garnier.html

[8] En cela ils ne sont pas sans rappeler, par aspects, le témoignage de Primo Levi, Si c’est un homme.

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