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Etudier sociologiquement les mouvements sociaux

Politique Sociologie et Anthropologie

22 Jan 2015

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Couverture du livre "Sociologie des mouvements sociaux"

Note de lecture de :

Érik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, coll. « Repères Sociologie », 2015, 128 p., 6e édition

Disponible à l’adresse suivante : Lectures

Site de l’éditeur : La Découverte

Cet ouvrage, paru pour la première fois il y a une vingtaine d’années, a été régulièrement réédité. Cette sixième édition actualise les nombreuses références théoriques et les exemples qui les illustrent. Le projet de l’auteur consiste en effet, comme il l’annonce dans l’introduction, à dépasser les « analyses à chaud » des mouvements sociaux pour participer à l’effort de recherche approfondie sur ceux-ci, qui se développe surtout depuis deux ou trois décennies. Avec ce mouvement de la recherche, se développent également des tentatives de vulgarisation, parmi lesquelles l’auteur compte le présent ouvrage.

Neveu cherche dans le premier chapitre à proposer une définition des mouvements sociaux qui aide à se départir des évidences portées par le sens commun. Les mouvements sociaux auraient donc, selon l’auteur, plusieurs « dimensions », reposant notamment sur l’intentionnalité collective et la « logique de revendication ». Ils peuvent également receler une « composante politique » dans le rapport qu’ils entretiennent aux autorités et aux politiques publiques. La notion d’« action collective » proposée par l’auteur renvoie ainsi à « un agir-ensemble intentionnel, marqué par le projet explicite des protagonistes de se mobiliser de concert. Cet agir-ensemble se développe dans une logique de revendication, de défense d’un intérêt matériel ou d’une “cause” » (p. 9, souligné par l’auteur).Neveu fait en outre observer que les mouvements sociaux peuvent être vus comme des « arènes », tandis que l’action collective peut être lue en fonction des formes de son organisation (plus ou moins bureaucratisée) et des « répertoires » mobilisés (eux-mêmes dépendant des caractéristiques des groupes sociaux acteurs et du contexte socio-historique, comme l’observe notamment Charles Tilly[1]). Le mouvement social est donc une catégorie qui peut traditionnellement rassembler « l’Intifada, une grève de la faim de sans-papiers, une démission collective de pompiers volontaires mécontents » (p. 6), mais encore, dans des formes plus institutionnalisées, des syndicats ou associations.

Les chapitres 2 à 5 posent quelques jalons de l’histoire de l’analyse des mouvements sociaux jusqu’au dernier quart du XXe siècle. Neveu commence par pointer la forte influence de Gustave Le Bon sur les premières véritables analyses (les « théories du comportement collectif » inspirées notamment de sa Psychologie des foules [2]), mettant l’accent sur des facteurs psychosociologiques (tels la « frustration » comme moteur d’un mouvement social, selon Ted Gurr). Parallèlement, des théories influencées par les raisonnements économistes tentent d’expliquer les mouvements sociaux en termes de « calcul rationnel » (le « paradoxe d’Olson », la « Rational Action Theory » et ses « passagers clandestins » [3]…). En outre, les approches s’inscrivant dans « l’héritage marxiste » ne sont pas parvenues à élaborer une « théorie de la pratique » suffisamment efficace, ou sont tout simplement « refoulées » par la recherche universitaire. Ainsi, les travaux restent assez limités dans leurs paradigmes, hormis ceux d’Albert O. Hirschman et de certains penseurs qui parviennent à élargir sa typologie [4]. Il faut attendre la période agitée des années 1960-1970 pour que les chercheurs soient poussés à rénover et approfondir leurs analyses.

Aux États-Unis, des théories novatrices se développent autour de l’analyse des mouvements sociaux en termes de « mobilisation des ressources », qui postule qu’un mouvement social consiste en la construction sociale d’un groupe, d’une part, puis d’un « rapport de forces et de sens » (p. 49), d’autre part. Ainsi, des chercheurs inscrits dans la « filiation olsonienne » (tels McCarthy et Zald) affinent l’analyse de l’organisation du mouvement social et la typologie de ses acteurs. Oberschall, quant à lui, tente de « sociologiser » le point de vue et souligne le poids des sociabilités, de la « structuration sociale » et des « réseaux de solidarité » dans la mobilisation et l’organisation des acteurs. Enfin, Tilly est, aux yeux de Neveu, celui qui a fourni « l’œuvre la plus aboutie de la première génération des travaux de la “mobilisation des ressources” » (p. 55), à travers sa sociologie historique qui observe le déploiement, à des époques différentes, d’une variété de formes de sociabilité, d’organisation, de stratégie, de dynamique politique, de répertoire et de registre d’action.

Prenant une orientation sensiblement différente, mais sous la poussée d’une similaire effervescence sociale, à la même époque, des chercheurs européens vont tenter de pointer l’émergence de « nouveaux mouvements sociaux », tels « le féminisme, l’écologisme, le consumérisme, les mouvements régionalistes et étudiants, ceux de la contre-culture jeune, les mouvements institutionnels, les luttes ouvrières qui mettent en action immigrés et jeunes ouvriers » (p. 60-61). Ces « nouveaux mouvements sociaux » seraient en rupture avec les anciens au niveau des formes d’organisation, des valeurs et revendications, du rapport au politique (à l’État), et au niveau de « l’identité de leurs acteurs ». De Melucci à Inglehart en passant par Touraine et leurs adeptes respectifs, ainsi que d’autres chercheurs européens, nombreux sont ceux qui observent dans ces années 1960 à 1980 le développement d’un « registre postmatérialiste de l’action collective » (p. 63), postulant que, pour les mouvements sociaux, « l’historicité » est désormais plus importante à contrôler que la stricte amélioration des conditions matérielles. Malgré le fait qu’elle permet de dépasser les orthodoxies objectivistes de la théorie des « mobilisation de ressources » ou du « stratégisme » (idée selon laquelle les acteurs ont nécessairement une stratégie), Neveu n’hésite pas à dresser un bilan critique de cette théorie des « nouveaux mouvements sociaux », qui a peut-être souffert de contingence pendant la période particulière des Trente Glorieuses.

Les trois derniers chapitres de l’ouvrage mettent en valeur les thématiques qui, depuis environ trois décennies, fécondent et polarisent l’analyse, sans l’avoir pour l’instant épuisée. Le chapitre 6 fait le point sur les avancées récentes de la sociologie du militantisme : à travers quelques travaux français[5], se développe un intérêt pour le « vécu », le « subjectif », « l’identité » du militant, contre les anciens paradigmes objectivistes. Le militantisme est plus distancié, et plus dépendant de l’identité individuelle, qui peut elle-même devenir un enjeu de mobilisation collective (comme c’est le cas pour les mouvements nationalistes ou homosexuels, que Neveu prend en exemples).

L’avant-dernier chapitre montre comment, depuis les années 1980, la recherche sur les mouvements sociaux s’est emparée du politique. L’auteur rappelle les analyses que font Tarrow [6] ou Kitschelt [7] de la « structure des opportunités politiques » qui permet, en quelques critères formels, d’évaluer « la perméabilité des systèmes politiques à la protestation » (p. 85) et la capacité des politiques publiques à recevoir la contestation et à y répondre. Neveu ajoute que la « perception » de ces opportunités par les acteurs compte beaucoup et est un objet d’étude notable. Il évoque ensuite les « dynamiques du conflit » provoquées par le mouvement social : pour certains chercheurs, dans le maintien étatique et policier de l’ordre, la violence cède de plus en plus le pas à la négociation, à la surveillance et à l’individualisation de la répression. Les mouvements sociaux suscitent bien plus souvent des « contre-mouvements » qu’une confrontation frontale avec les forces de l’ordre ; ou encore des tentatives de « canalisation » ou de détournement, qui peuvent devenir de véritables « formatages » d’un mouvement originellement contestataire. Neveu pose enfin la question de « l’espace politique de référence » à privilégier dans l’analyse, face à « l’internationalisation » des mouvements sociaux.

Le huitième et dernier chapitre montre que l’analyse d’une dimension qu’on peut appeler symbolique arrive également sur le devant de la scène. Le « travail politique » de nomination, de problématisation de la réalité sociale par les mouvements sociaux importe beaucoup à ce titre. Neveu introduit les notions de « culture » et d’« idéologie », en explicitant leur intérêt pour l’analyse des mouvements sociaux et en les mettant en relation avec la notion de « cadres » de l’expérience, développée initialement par Erving Goffman [8] puis utilisée par les chercheurs sur les mouvements sociaux. À ces thématiques s’ajoute celle, encore peu approfondie, des « émotions » et de leur rôle dans la mobilisation. Neveu souligne que la « construction symbolique des mouvements sociaux » passe aussi, souvent, par le travail des médias, dont il faut analyser le supposé « pouvoir » ainsi que la propension à instrumentaliser ou à simplifier les phénomènes.

Comme le montrent la fin du dernier chapitre ainsi qu’une partie de la conclusion, le livre de Neveu s’adresse également aux citoyens qui sont intéressés par, voire engagés dans, un mouvement social : l’auteur les exhorte, au même titre que les chercheurs, à se « connecter » à des champs proches des mouvements sociaux observés par les acteurs, pour ne pas demeurer enclavés dans un seul angle de vue : les médias, les relations internationales, la politique, l’économie sont autant de champs ou de « chantiers » que les citoyens engagés, autant que les chercheurs, devraient investir intellectuellement pour améliorer leur réflexivité. Neveu note en effet que « l’analyse des mouvements sociaux reste un terrain de choix pour appréhender tant les attentes nouvelles que les désillusions que suscite le modèle démocratique tel qu’il s’incarne » (p. 117) et que, par conséquent, les mobilisations et leur analyse portent des enjeux et des implications souvent très importants.

En brossant une large gamme de thématiques et d’analyses, présentées avec clarté et pédagogie, le livre de Neveu témoigne bien qu’il est important de saisir les « significations politiques » et sociales portées par les mouvements sociaux et, par là, de les recontextualiser sans cesse dans un ensemble de processus. Ainsi, l’ouvrage pourra fortement intéresser les analystes en herbe des contestations, mais aussi, et c’est là un point fort important, les citoyens engagés dans lesdites contestations : par la multitude de ses analyses et exemples historiques, ce manuel de sciences sociales peut également apparaître comme un petit manuel de l’organisateur de mouvements sociaux, tant il est vrai que les chercheurs ne sont plus les seuls à faire usage des résultats de la recherche.

Notes de bas de page :

[1] Peu de livres de Tilly ont été traduits en français pour l’instant. Hormis les classiques en anglais, Neveu invite notamment à se reporter à : Tilly Charles, La France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986 (Harvard University Press, 1986).

[2] Le Bon Gustave, Psychologie des foules, Paris, PUF, 1991 (1re éd. 1895).

[3] Cet ensemble de théories postule que l’acteur agit en fonction de ce qui est le plus rentable pour lui, d’un point de vue finalement économique, ou, du moins, agit toujours selon ses intérêts propres qu’il a auparavant soigneusement calculés.

[4] Hirschman Albert, Défection, prise de parole et loyauté, Paris, Fayard, 1995 (1re éd., Harvard University Press, 1970).

[5] Notamment : Gaxie Daniel, « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, vol. 27, n° 1, 1977, p. 123-154 ; Ion Jacques, La fin des militants ?, Paris, Éditions de l’Atelier, 1997.

[6] Tarrow Sidney, Democracy and Disorder: Protest and Politics in Italy 1965-1985, Oxford, Clarendon Press, 1989.

[7] Kitschelt Herbert, « Political Opportunity Structure and Political Protest: Anti-nuclear Movements in Four Democracies », British Journal of Political Science, n° 16, 1986, p. 57-85.

[8] Goffman Erving, Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991 (1re éd., 1974).

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