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Questions éthiques depuis la prévention spécialisée

Sociologie et Anthropologie Travail social

01 Fév 2022

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Couverture du n° 54 de la revue Le Sociographe

Article :

Jonathan Louli, juin 2016, « Questions éthiques depuis la prévention spécialisée », in Le Sociographe, n°54, pp. 55 – 64

Le site de la revue Le sociographe

Article disponible en PDF sur le site cairn.info

L’éthique en travail social ne serait-elle qu’une « éthiquette » ? À la fois, sur le plan de la pratique, un label faisant office de caution morale, et en même temps, sur le plan du discours, un slogan, ou mot de ralliement, aussi répandu et revendiqué qu’il est vidé de toute signification, à force d’être servi à toutes les sauces ?

Ces questions, formulées ici de façon cavalière, seront étudiées à partir de deux situations relatives à la prévention spécialisée. Dans la première situation, je menais des recherches, dans le cadre de mon cursus universitaire de sociologie et d’anthropologie, sur le sens que donnent à leur travail des éducateurs en prévention spécialisée, dans un département de province très pauvre. Il était alors beaucoup question d’éthique dans leurs discours, à la fois pour nommer, expliciter et justifier diverses positions intellectuelles et postures professionnelles. Dans la seconde situation, j’ai moi-même accédé à un poste d’éducateur de rue en CDI dans une association de banlieue parisienne. Je m’étonne alors souvent du fait que, lorsqu’on parle « boulot », démarches, postures professionnelles, mes collègues et moi-même n’utilisons pour ainsi dire jamais le concept d’« éthique ».

L’hypothèse qu’on peut faire est que l’éthique intervient ici comme une « rationalisation de type cognitif » (Gadrey, 1994, pp. 172-173), c’est-à-dire qu’elle est avant tout un concept ou un mot-clé qui permet de parler de quelque chose de difficile à manier (les actes et postures intellectuels et professionnels). Parler d’« éthique » permet d’y voir un peu plus clair ; encore faut-il avoir le temps, les moyens et la volonté de prendre du recul sur l’activité professionnelle. Ma présence en tant que chercheur a pu avoir un effet catalyseur, car plusieurs interlocuteurs m’ont expliqué qu’en répondant à mes questions, ils avaient pu réfléchir sur leur pratique, chose que certains n’avaient pas faite depuis leur formation. Dans cette situation, le concept d’« éthique » est alors bien utile aux éducateurs pour justifier leurs positions auprès d’un observateur extérieur qui ne connaissait pas grand-chose au métier. En revanche, une fois que je suis devenu éducateur, et que, passant de l’autre côté de la barrière, j’ai eu un statut d’initié au savoir du métier, les discussions et les descriptions de celui-ci ont été plus subtiles, plus détaillées, mais, en revanche, nettement moins référées au concept d’« éthique » ; comme si, dans le « feu de l’action », un concept aussi vague n’était d’aucune utilité.

Ce sont ces deux situations contrastées que mon texte présentera à travers deux parties restituant successivement les usages et abandons du concept d’« éthique » parmi mes interlocuteurs et collègues, éducateurs de rue ou chefs de service éducatif.

Les tics de l’éthique

Les revendications d’« éthique » que j’ai pu entendre pendant mes recherches ont donc émergé dans un contexte particulier, pour au moins deux raisons. Tout d’abord, mon enquête au sein du club de prévention a débuté au moment où le personnel avait mis en place des groupes de réflexion thématiques dans le cadre de la rédaction d’un nouveau projet de service. L’un de ces groupes avait récemment eu pour objet l’« éthique ». Ensuite, la situation était particulière, car j’ai surtout entendu ces revendications dans le cadre d’entretiens sociologiques semi-directifs, et d’observations de réunions d’équipe, dans des cadres assez formels donc, où la parole est, de façons différentes, assez canalisée. Lors des réunions auxquelles j’ai participé, la base à partir de laquelle s’étalaient les discussions sur l’« éthique » était d’ailleurs une série d’articles d’un dictionnaire de travail social.

Ces caractéristiques très formelles des situations dans lesquelles j’ai entendu les éducateurs et le chef de service parler d’« éthique » m’amènent donc à penser que dans cette première configuration, c’est le savoir abstrait qui descend vers la pratique concrète pour la nommer ; c’est le concept d’« éthique » qui vient se poser sur divers phénomènes vécus ou pensés par les salariés. On peut globalement diviser ces phénomènes en deux ensembles, selon ce que la revendication « éthique » cherche à justifier : soit elle est un mode d’auto-régulation de l’éducateur contre des périls intimes, soit elle est un moyen d’autodéfense contre des menaces extérieures.

L’éthique comme auto-régulation

Il est bien connu que la logique « éthique » renvoie à l’idée qu’« on ne peut faire n’importe quoi sur le seul mobile du bien des personnes » (Furtos, 2004, p. 1). L’« éthique », dans cette perspective, est une logique d’auto-régulation individuelle et collective, une injonction à agir selon des principes moraux, un appel à incarner au travers de l’acte certaines croyances validées par la culture professionnelle – notamment les principes de neutralité et de prudence dans la relation au public.

C’est ce qu’expriment les éducateurs lors du groupe de réflexion sur l’« éthique » que j’ai observé, en notant que l’important n’était pas seulement de définir et discuter « l’éthique et la morale » [1], mais, précisément, de se les « approprier au quotidien », de les confronter aux positions personnelles. Cette logique « éthique » doit donc faire sens individuellement, subjectivement, et doit faire écho aux positions personnelles, à ce que chacun est, de façon à réécrire de façon vraiment professionnelle le sens personnel que chaque éducateur donne à son travail. En conséquence, dans le cas où cet appel qu’est l’« éthique », cette poussée morale est mise de côté, on s’aperçoit brusquement qu’elle n’est pas une fin en soi, et qu’elle peut n’être parfois qu’une façon parmi d’autres de penser le métier.

Ainsi, lors d’un des premiers entretiens réalisés avec les salariés du club de prévention, le chef de service a pris l’exemple d’un jeune d’une vingtaine d’années qui, après avoir vécu sept ans dans un des quartiers d’intervention, s’était trouvé menacé d’expulsion dans son pays d’origine :

Même nous en terme de convictions personnelles on n’est pas toujours d’accord avec ces lois, et en particulier celle-là, où je suis pas d’accord avec la manière de faire et la manière de décider… On confronte aussi notre éthique et notre déontologie par rapport à ça, et on est souvent… poussé dans nos retranchements par rapport à ces situations-là, c’est qu’est-ce qu’humainement j’en pense, qu’est-ce qui fonde la société, comme cadre ? C’est plus facile de travailler avec un jeune qui a volé un sac… [rires] C’est des règles simples, le mec lui-même il sait qu’il a enfreint…

Chef de service du club de prévention spécialisée, durant un entretien semi-directif

Le chef de service exprimait bien ici l’aspect stratégique de la revendication « éthique », qui délimite certaines possibilités, pour un professionnel, de prendre des positions personnelles. En même temps cependant, cette revendication « éthique » n’est pas suffisante pour expliciter et justifier le fond de ces positions personnelles. Le chef de service estimait que lorsque les professionnels atteignaient les derniers « retranchements » des logiques « éthique » et « déontologique », et que celles-ci ne parvenaient plus à construire une posture professionnelle, il ne restait plus qu’une logique de l’« humain », de l’« humainement », pour maintenir le sens de l’activité. Quelque chose d’autrement plus vaste, plus profond et plus abstrait (en un mot : plus métaphysique) que la logique « éthique ».

Les logiques « éthique » et « déontologique » sont alors une stratégie pour réaccorder les positions personnelles avec les exigences professionnelles : l’« éthique » est ici un compromis, une boussole nécessaire mais non suffisante pour tenter d’échapper à « l’inconfort de l’acte » (Autès, 1999, p. 247). La logique « éthique », qui renvoie aux exigences professionnelles, peut être dépassée si elle n’apporte pas de solutions « humainement » tenables. Les mécanismes d’auto-régulation imposés par le cadre professionnel, et basés sur des exigences de neutralité et de prudence, semblent s’enrayer lorsqu’une situation bouleversante ou révoltante se présente. Serait-il si difficile de rester neutre face à l’injustice et à la souffrance d’autrui ? Une seconde forme de revendication « éthique » peut nous renseigner à ce sujet.

L’éthique comme auto-défense

À l’inverse de ces revendications plutôt minimalistes de l’« éthique », qui tentent d’éclairer la posture professionnelle face au public, j’ai pu observer un second usage du concept d’« éthique », dans un sens plus défensif, et dirigé vers l’extérieur de la relation éducative : une « éthique » d’auto-défense contre l’environnement institutionnel :

L’importance croissante accordée à la rentabilité et à la viabilité des projets sur un plan économique, pour les uns, la collaboration de plus en plus fréquente avec les services de police et de justice, pour les autres, tout cela conduit les travailleurs sociaux à se poser la question du sens de leur intervention, de la place qu’ils occupent dans la société […] La question de l’éthique se pose alors

Géraud, 2007, pp. 52-53

En effet, dans le cas que j’ai observé, souvent, certains partenaires ou commanditaires de la prévention spécialisée enjoignaient celle-ci à participer à la « prévention de la délinquance », et, donc, indirectement, à la répression de celle-ci. Il est alors notamment attendu des éducateurs de rue qu’ils transmettent des informations nominatives sur le public, ce qui apparaît à leurs yeux comme une profonde aberration. La même logique « éthique », ainsi que certaines dispositions réglementaires peuvent alors être revendiquées par les éducateurs et/ou leurs hiérarchies contre ces demandes partenariales aberrantes.

C’est ce que j’ai observé de façon patente à travers la revendication « éthique » du « secret professionnel », des textes réglementaires et législatifs de base, mais aussi à travers l’appel que le club de prévention ainsi que son association gestionnaire ont fait à un juriste universitaire pour les soutenir dans la lutte contre les injonctions provenant d’instances supérieures, et perçues comme menaçantes. La logique « éthique », qui pouvait être abandonnée par le chef de service au profit de positions plus « humaines » dans le lien avec le public, devient ici un bouclier et un étendard contre la perte de sens imposée d’en haut. « Aujourd’hui, demain, ça va pas changer notre quotidien, mais éthiquement, déontologiquement, ça égratigne quelque chose », regrette le chef de service à propos d’une injonction d’un important financeur à transmettre des dossiers nominatifs sur les personnes accompagnées par le club de prévention – qui avait suscité une levée de boucliers de la part des salariés.

On a pu constater que dans certaines situations plutôt formelles (réunions d’équipe, groupes de réflexion, entretiens sociologiques…), l’« éthique » pouvait devenir un élément de langage indispensable pour décrire des postures professionnelles diverses, individuelles et collectives. Elle peut également être revendiquée comme justification d’une défiance à l’égard d’autorités supérieures, elle peut être appropriée comme une boussole dans l’activité de lien auprès du public, puis remise en question dans des situations de tension où le professionnel doit improviser avec ses émotions et réactions personnelles. L’« éthique » semble être un paravent et un canal pour un ensemble de prises de position qui dépassent les simples procédures professionnelles, et faisant plutôt référence à des débats moraux. C’est un étendard qu’on brandit ou qu’on abaisse selon les situations et les interlocuteurs. Mais qu’en est-il exactement dans les situations moins formelles où, justement, les interlocuteurs sont tous collègues, et sont donc supposés connaître et sentir les implicites du métier ? Comment, à partir d’une expérience professionnelle partagée, penser ces phénomènes que, justement, le concept d’« éthique » ordonne dans les discours destinés à ceux qui ne partagent pas cette expérience ?

Une « aura » muette ?

Quelques mois après avoir terminé mon cursus universitaire, je me suis fait embaucher comme éducateur de rue en CDI dans une association de banlieue parisienne. Dans cette nouvelle configuration, les éducateurs constatent que je suis un collègue et que je partage le même ordre d’expertise et de sensibilité relatives au métier ; les propos sont plus spontanés, sarcastiques, moins diplomatiques (sauf en présence de la hiérarchie ou de partenaires).

Ces discours révèlent une autre vérité de l’activité : nous n’échangeons pas toujours à propos du « métier », dans toute l’abstraction et la noblesse qu’un tel concept revêt aux yeux d’un profane, mais, plus prosaïquement, on « parle boulot », on échange quant à ce qu’il peut y avoir de difficile, d’ingrat, de risqué, bien plus souvent que quant à ce qu’il y a de valorisant. Dans ces discussions – qui ont été particulièrement riches lorsque je suis arrivé, puisque chacun voulait me présenter sa vision du « boulot », j’ai été étonné d’observer que les éducateurs semblent muets au sujet de l’éthique. Le « boulot » semble en fait largement se passer d’un tel concept pour être décrit et partagé entre collègues.

L’hypothèse que j’étudierai ici est que les éducateurs, entre eux, ont un discours qu’on pourrait dire an-éthique, c’est-à-dire sans référence directe au concept d’« éthique ». Pour autant, ce discours n’est pas anti-éthique : les salariés, éventuellement peu qualifiés (nous n’avons pas tous le diplôme d’éducateur au sein de l’association), qui maîtrisent peu le concept d’« éthique », ne sont pour autant ni de sournois fripons, ni d’indélicats butors. J’observe alors qu’ici c’est la pratique et l’expérience concrètes qui sont productrices d’un savoir intuitif (Louli, 2015a). Il semble alors que la pratique des éducateurs relève de l’« éthique » comme le langage de monsieur Jourdain relève de la prose, sans que tout cela soit bien conscient.

Une éthique qui ne dit pas son nom

Ici, les tics de l’éthique sont directement pratiques, et muets, car de l’« éthique » on n’entend jamais le nom. Mes collègues et moi-même nous efforçons de respecter les principes du métier, les jeunes, les familles, les partenaires, la hiérarchie. Divers indices m’amèneraient même à parler d’une certaine éthique organisationnelle facilitée par le fait que l’association est indépendante, et son fonctionnement est plus souple qu’une structure qui serait gérée par un autre établissement, plus ou moins ignorant des principes et exigences propres de la prévention spécialisée.

La réflexion sur les postures professionnelles est loin d’être absente, même si elle ne se fait pas sur le registre de l’« éthique » : un jour où nous venions de terminer notre repas de midi, nous sommes directement partis réaliser une séquence de travail de rue sur le quartier sans que j’aie eu le temps de fumer ma cigarette rituelle de l’après-repas-de-midi. Alors que nous marchions, j’ai donc décidé de m’en griller une ; mon collègue m’a alors fait remarquer que dans un souci d’image et de posture, il fallait que j’évite de fumer lorsque nous étions en travail de rue. Lui-même n’est pas diplômé éducateur spécialisé, n’a jamais eu le Bac, a débuté sa carrière comme animateur, et ne m’a jamais parlé d’« éthique ». À force d’expérience, il n’en a pas moins acquis une grande intelligence du métier d’éducateur de rue. Une autre fois, en période de forte chaleur, nous nous sommes acheté des glaces à l’eau au centre commercial du quartier ; il m’a proposé que nous les finissions sur place avant de partir en travail de rue, ponctuant avec un certain sérieux : « il ne faut pas que les jeunes pensent que notre taf c’est le Club Méd’ ».

Les journées fourmillent d’actes, de décisions et de prises de position, purement pratiques et opérationnelles, qui relèvent de l’expérience sous-jacente du travail, celle qu’un observateur extérieur ne peut saisir. Dans une discussion avec mon chef de service, déplorant certaines difficultés avec un partenaire qui méconnaissait visiblement le champ de la prévention spécialisée, mon collègue a encore fait observer : « il faut vivre ce métier pour le comprendre ». C’est dans ce type de raisonnement, témoignant d’un savoir intuitif et d’une sorte de « bon sens », que se logent des positions « éthiques » qui s’ignorent en tant que telles. La revendication « éthique » semble être un outil de communication, de manifestation du métier dans certaines situations particulières : mais la plupart du temps, ceux qui appartiennent au métier et le connaissent en profondeur ne peuvent, a priori, se contenter d’un canal si abstrait pour échanger à propos du « boulot ».

Cela pose deux séries de questions. Si l’on postule que l’éthique est un concept qui a vocation à être opérationnel et utile pour les praticiens, une première série de questions renvoie à la formation et au recrutement des travailleurs sociaux. Pourquoi autant de difficultés à conceptualiser et à manier un concept d’« éthique » qui soit pertinent pour les acteurs de terrain ? Ce concept renvoie pour l’instant à un niveau assez abstrait et théorique qui ne semble, justement, faire sens que de façon ponctuelle, dans les situations que j’ai décrites dans la première partie. Si en revanche on postule qu’en raison, précisément, de son abstraction, le concept d’« éthique » en travail social n’est pas opérant pour les acteurs de terrain, et a donc vocation à demeurer prioritairement un objet de recherches et débats purement théoriques, alors comment expliquer que même en l’absence d’une référence à l’« éthique », une grande partie des intervenants s’accorde, de façon assez intuitive, sur quelques principes à respecter ? J’aimerais conclure ce texte en suggérant quelques pistes de réflexion relatives à ces questions.

Éthique, action et sens du travail socioéducatif

Bien qu’elle soit parfois un concept utile, car source de reconnaissance et productrice de sens, il semble que l’« éthique » avance pour l’instant hantée par un certain degré d’abstraction. Une récente tentative de formalisation présente certains des travers qu’on peut attribuer au raisonnement « éthique » : la Charte d’éthique professionnelle des éducateurs spécialisés proposée par l’ONES (Organisation nationale des éducateurs spécialisés), dans sa version de janvier 2015 [2]. Bien qu’on puisse souligner la richesse et l’intelligence du document sur un grand nombre de points, celui-ci est traversé par une tendance de fond qui pose question : le fait qu’il énonce une suite de principes ou de repères purement désincarnés de toute contingence institutionnelle ou pratique (Louli, 2015b).

En effet, la posture professionnelle et l’« implication personnelle » de l’éducateur sont interrogées en long, en large et en travers ; ce qui est effectivement très important dans ce métier. Cependant, le rapport au projet du service ou de l’institution qui emploierait l’éducateur n’est pas abordé, alors même que certains modes de fonctionnement ou certaines missions individuelles ou collectives peuvent entrer directement ou indirectement en contradiction avec les « valeurs considérées essentielles » et les « droits et libertés de la personne » sur lesquels la charte appuie l’action de l’éducateur (pp. 1-2).

De même, la charte ne préconise rien quant aux difficultés dans lesquelles se trouverait l’éducateur face aux contraintes matérielles – organisationnelles et budgétaires – qui sont la conséquence directe ou indirecte des politiques publiques ou des décisions hiérarchiques : en un mot quid de la possibilité de contester la commande des instances de tutelle de l’éducateur ? L’implication subjective est questionnée par la charte davantage que l’implication institutionnelle : l’éducateur comme sujet affecté et comme professionnel abstrait éclipse l’éducateur comme citoyen potentiellement mécontent ou révolté.

En somme, ce qu’on peut reprocher ici au raisonnement « éthique » est qu’il établit les modalités d’une appropriation purement subjective, personnelle, détachée et pacifiée, de la fonction professionnelle, et élude le potentiel critique des postures et des actes professionnels. Parmi les multiples rubriques de la charte, il semble manquer celle qui éclaire les possibilités qu’aurait l’éducateur, dans l’intérêt des personnes accompagnées, de se rebeller, de contester, de se politiser, contre des partenaires, des hiérarchies ou des commanditaires.

Mon texte visait à suggérer que la revendication « éthique » pouvait être un intermédiaire problématique dans la réflexion sur le sens du travail socioéducatif, en partant de la prévention spécialisée. Ce concept permet apparemment de monter une marche vers la conceptualisation et la théorisation, mais, finalement, c’est une marche qui éloigne d’intuitions élémentaires et communes aux travailleurs socioéducatifs de terrain. Ces intuitions, qui renvoient à la « généalogie de l’envie d’intervenir » (Lazarus, 2004, pp. 2-3), se rapportent à des valeurs de solidarité, de promotion de l’autonomie, au désir de « lutter contre le bruit de fond eugéniste » (ibid.). L’« éthique » qui promeut une certaine neutralité, une certaine prudence, un questionnement quant à l’« implication personnelle », est-elle réellement capable de dire, de lire, de porter ces fondements intrinsèquement moraux du travail socioéducatif ? Car, si un arrière-plan moral peut avoir des incidences politiques, dans le sens profond du terme, l’« éthique » le peut-elle elle aussi… ?

Notes de bas de page :

[1] Les citations entre guillemets, sauf précision, sont extraites de mes observations de terrain et entretiens.

[2] Disponible à l’adresse suivante : http://www.ones-fr.org/?p=1824

Bibliographie :

Autès Michel, Les paradoxes du travail social, Paris, Dunod, 1999.

Furtos Jean, « Édito » in Rhizome, n° 17, Éthique de l’intervention, conflits de légitimités, novembre 2004, p. 1.

Gadrey Jean, « La modernisation des services professionnels. Rationalisation industrielle ou rationalisation professionnelle ? » in Revue française de sociologie, Vol. XXV (2), Aspects de la vie professionnelle, 1994, pp. 163- 195.

Géraud Dominique, L’imaginaire des travailleurs sociaux, Paris, Téraèdre, 2007.

Lazarus Antoine, « Généalogie de l’envie d’intervenir », in Rhizome, n° 17, Éthique de l’intervention, conflits de légitimités, novembre 2004, pp. 2-3.

Louli Jonathan, « Images de la banlieue depuis le travail social », in Urbanités, octobre 2015a, disponible en ligne : https://www.jlouli.fr/images-de-la-banlieue-depuis-le-travail-social/

Louli Jonathan, « La prévention spécialisée en tension : un problème éthique ? » in Repolitiser l’action sociale, juillet 2015b, disponible en ligne : https://www.jlouli.fr/prevention_specialisee_tension_ethique/

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