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Petite histoire de la prévention spécialisée

Histoire Travail social

15 Nov 2016

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Photo de la Maison des Syndicats de Créteil (94)

Intervention à la soirée-débat : 

Quel avenir pour la prévention spécialisée ?

le 15 novembre 2016, à Créteil (94),

organisée par les représentants du personnel du Conseil technique de la prévention spécialisée du Val-de-Marne (CTDPS94)

Petite histoire de la prévention spécialisée

On a tous et toutes déjà entendu l’expression « les arrêtés fondateurs de 1972 », mais en fait ils ne sont pas exactement fondateurs : la prévention spécialisée n’est pas apparue en 1972.

Dès les années 1940 des acteurs locaux (magistrats pour enfants, médecins, travailleurs sociaux…) s’inquiètent du sort des enfants errants, conséquence de la Seconde guerre mondiale. On préconise des approches alternatives aux prises en charge institutionnelles, et on expérimente notamment l’idée d’aller vers les enfants dans la rue.

Dans les années 1950 et 1960, des témoignages et expertises se développent sur ce qu’on commence rapidement à appeler de la prévention spécialisée, et le premier financement ministériel officiel est également mis en place à cette époque. Il y avait d’ailleurs déjà des oppositions parmi les acteurs de la prévention spécialisée à l’idée d’être financé par la puissance publique, cela étant pour ces opposants un synonyme de perte d’indépendance.

Dans les années 1960 cette dynamique s’intensifie car nous sommes au cœur d’une période de croissance économique et d’État social fort :

  • de nombreux diplômes du travail social apparaissent à cette époque (notamment le diplôme d’état d’éducateur spécialisé), ce qui soumet le secteur à une forte institutionnalisation ;
  • les politiques sociales précisent de plus en plus leurs objets et réaffirment que la jeunesse déviante et errante (ex : blousons noirs) est le public type de la prévention spécialisée
  • les constructions de logements collectifs et logements sociaux se développent avec frénésie en périphérie des agglomérations : ces quartiers deviendront les « banlieues » ou quartiers populaires visés plus tard par les politiques de la ville.

L’objet de la prévention spécialisée se précise et le secteur se professionnalise rapidement.

Dans les années 1970 s’ouvre une période très différente :

  • l’arrêté de 1972 et les multiples circulaires d’application qui le suivent ne sont donc pas l’acte fondateur de la prévention spécialisée, mais une des principales étapes de son institutionnalisation à travers le développement des réglementations imposées par la puissance publique
  • les chocs pétroliers des années 1970 marquent le début d’une période de récession économique que nous subissons encore en partie, à travers les reconfigurations politiques et économiques qui s’entament
  • parallèlement à cette entrée dans une période de crise économique se développent des discours de plus en plus inquiets ou hostiles à l’immigration, aux banlieues (rodéos des Minguettes), aux pauvres (on commence à critiquer l’ « assistanat »)…

En réponse au début de la crise économique, des politiques néolibérales se développent dans les années 1980. Les principes de celles-ci sont :

  • rendre l’intervention de l’État moins étendue pour tenter de la rendre plus efficace : il y a de fortes évolutions dans la gestion des services publics et des secteurs sociaux, associatifs ou solidaires qui dépendent des fonds publics, ceux-ci étant contraints à être plus efficaces, à rendre plus souvent des comptes, à se plier à des critères de gestion devant faciliter leur lecture par les décideurs, etc. C’est par le secteur hospitalier notamment que s’introduisent ces nouveaux modes de management.
  • Recentrer l’action de l’État sur des fonctions dites « régaliennes » : armée, police, justice, notamment, d’où le développement des politiques sécuritaires (émergence du « problème des banlieues » dans les discours publics, début de la percée du Front National, inquiétudes relatives au terrorisme…)

Parallèlement, les lois sur la décentralisation concernent très directement la prévention spécialisée, placée dans le champ de la protection de l’enfance, qui se retrouve directement sous la tutelle du Département, plus proche que l’État[1].

L’ensemble de ces processus entraînent le développement progressif d’un nouveau mode de gestion du travail social dans son ensemble, et donc de la prévention spécialisée, d’autant plus que les postures militantes régressent au fur et à mesure que la professionnalisation augmente, et les exigences des instances de tutelle se précisent et se renforcent.

Ces évolutions se poursuivent jusqu’à actuellement, et ont notamment débouché sur la loi du 2 janvier 2002 n°2002-2 rénovant l’action sociale et médico-sociale, qui impose les évaluations interne et externe, la démarche qualité, le « droit de l’usager », la culture du projet… cette logique est très influencée par les théories néolibérales qui estiment que le social peut être lu selon une logique marchande et économique, à travers des gadgets gestionnaires tels que la démarche qualité ou la culture du projet, et qu’on doit placer l’« usager » au centre de cette logique, comme le serait un client au milieu d’un magasin.

Contre ces diverses formes d’institutionnalisation et de formatage des pratiques, comment continuer à transmettre les principes de base de la prévention spécialisée, et comment continuer à leur conférer du sens ? Il faut garder à l’esprit que la prévention spécialisée peut être comparée à une activité artisanale, une production de sens : la prévention spécialisée est telle un artisanat des significations sociales.

Et pourtant où en est-on aujourd’hui ? la prévention spécialisée est remise en question depuis quelques années dans la France entière : Loiret, Seine Maritime, Drôme, Lyon, Lille, et dans toute une partie de l’Île-de-France : Yvelines, Seine-et-Marne, Paris, et maintenant dans le Val-de-Marne.

Au nom de quoi une telle remise en question ?

On considère souvent que c’est en raison du coût que représente la prévention spécialisée, pourtant celle-ci représentait en 2014 en moyenne 0,3% du budget des départements[2]. À titre de comparaison, à l’échelle d’un individu gagnant 1500 €, 0,3% de son budget mensuel représente un kébab.

Pour être plus précis, on devrait dire que la prévention spécialisée est remise en cause du fait de son efficience, c’est-à-dire, aux yeux des politiques publiques, du fait grosso modo de son rapport qualité/prix. On reproche en effet souvent à la prévention spécialisée de manquer de « lisibilité », et les pouvoirs publics qui nous financent depuis plusieurs décennies réalisent soudainement qu’ils ne comprennent pas, ou ne voient pas bien ce que fait la prévention spécialisée, en fin de compte. Il est intéressant d’observer que, d’un autre point de vue, ce n’est pas la prévention spécialisée qui est devenue illisible, c’est tout simplement les décideurs qui n’arrivent plus à lire ce qu’elle représente et ce qu’elle produit : du lien social, de la solidarité, des prises de conscience, une certaine émancipation… Le regard des décideurs politiques est trop calqué sur celui des employeurs, qui sont les premiers à déplorer ce manque de lisibilité, comme le révèle le rapport Bourguignon.

C’est donc la question du sens du travail en prévention spécialisée qui est posée, la question de savoir comment dégager, comment dire, comment discuter de ce sens, comment en rendre compte, autrement dit : c’est la question d’une évaluation de la prévention spécialisée, dont on débattra dans la seconde partie de la soirée/débat.

Notes :

[1] Chauvière, M., 2010, « Quel est le « social » de la décentralisation ? » in Informations Sociales, n°162, p. 22 – 31, accessible à l’adresse suivante : https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2010-6-page-22.htm

[2] http://mouvements.info/la-prevention-specialisee-francilienne-en-voie-de-disparition/

Bibliographie :

 Andrieu, P., Groupe de travail interinstitutionnel sur la prévention spécialisée, 2004, La prévention spécialisée : enjeux actuels et stratégies d’action. Rapport du groupe de travail interinstitutionnel, Paris, Délégation interministérielle à la famille, en ligne : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/054000187/index.shtml

Becquemin, M., 2007, « Pour une critique de la prévention. À travers le prisme des réformes » in Informations Sociales, n° 140, p. 74 – 87

Berlioz, G., 2002, La prévention dans tous ses états. Histoire critique des éducateurs de rue, Paris, L’Harmattan

Chauvière, M., 2010, « Quel est le « social » de la décentralisation ? » in Informations Sociales, n°162, p. 22 – 31, accessible à l’adresse suivante : https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2010-6-page-22.htm

Louli, J., 2014, « Sur quelques acceptions de la mise en ordre de soi-même », in Implications Philosophiques, dossier : La confiance, accessible à l’adresse suivante : http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/sur-quelques-acceptions-de-la-mise-en-ordre-de-soi-meme/

Louli, J., 2016, « La prévention spécialisée francilienne en voie de disparition ? », in Mouvements, en ligne : http://mouvements.info/la-prevention-specialisee-francilienne-en-voie-de-disparition/

Peyre, V., Tétard, F., 1985, « Les enjeux de la prévention spécialisée : 1956 – 1963 » in Bailleau, F., Lefaucheur, N., Peyre, V. (dir.), Lectures sociologiques du travail social, Paris, Les Éditions Ouvrières / Centre de recherche interdisciplinaire de Vaucresson, p. 116 – 132.

Peyre, V., Tétard, F., 2006, Des éducateurs dans la rue. Histoire de la prévention spécialisée, Paris, La Découverte

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