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L’intervention sociale face à l’errance, aux bidonvilles… et à la crise sanitaire

Sociologie et Anthropologie Travail social

05 Fév 2023

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Couverture du livre de Le Goaziou "Démunis"

Note de lecture de :

Véronique Le GoaziouDémunis. Les travailleurs sociaux et la grande précarité, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2022, 208 p.

Note de lecture diffusée sur le site Lectures

Voir le site des éditions Presses de Sciences Po


Véronique Le Goaziou est une sociologue traitant depuis plusieurs années des questions de jeunesse et de délinquances, ainsi que des interventions sociales qui leur sont adressées. [1] Depuis une dizaine d’années, Véronique Le Goaziou réalise des enquêtes de terrain commandées par le groupe associatif ADDAP13 (Association départementale pour le développement des actions de prévention), avec lequel elle avoue avoir développé « une sorte de compagnonnage » (p. 8) [2]. Ce groupe développe des actions socio-éducatives à Marseille et sur le département des Bouches-du-Rhône, à destination des mineurs, jeunes adultes, habitants de quartiers populaires, personnes en situation de précarité ou en voie d’insertion[3].

Le présent ouvrage est tiré de la troisième enquête réalisée par Le Goaziou pour l’ADDAP13. Commandée en 2018, cette enquête portait sur le développement de la grande précarité sur certains territoires d’intervention du groupe associatif : Marseille, Aix-en-Provence, Arles. Le Goaziou a ainsi réalisé entre 2019 et 2021 des observations dans des « squats et bidonvilles » ainsi qu’à la gare Saint-Charles de Marseille, et de multiples entretiens avec des intervenants professionnels ou bénévoles. Trois rapports de recherche ont déjà été publiés, concernant l’intervention dans les bidonvilles[4], à la gare Saint-Charles[5], et sur l’adaptation de l’intervention durant le confinement de mars à mai 2020 [6]. Le propos du livre s’appuie largement sur le contenu de ces rapports, qui sont repris et développés respectivement dans trois des quatre chapitres de l’ouvrage – le premier chapitre étant un état des lieux plus général concernant la grande précarité en France et les modalités d’action publique mises en place pour y répondre.

Après une introduction que l’on appréciera pour les précisions apportées sur les conditions d’enquête et les liens avec le commanditaire de celle-ci, l’ouvrage démarre par une définition et une contextualisation de la problématique de la grande précarité. Le Goaziou rappelle au cours de ce premier chapitre que ce phénomène est pour l’heure mal défini, du fait de la diversité de situations et de profils des personnes concernées, et de la difficulté à comptabiliser celles-ci de manière fiable. À l’appui d’une perspective historique, l’autrice présente également la construction de la problématique de l’errance et du « vagabondage », et quelques enjeux de son traitement par les politiques sociales ces dernières décennies, avant d’en évoquer les principales limites : « sous-budgétisation », pénurie de logements, stigmatisation voire criminalisation des publics.

Le deuxième chapitre se concentre sur la situation des personnes en errance à la gare Saint-Charles, située au cœur de Marseille. On y dénombrerait des centaines de personnes sans-abris chaque nuit, qui développent de multiples usages de la gare, ce lieu étant vecteur de ressources comme de risques. Parmi les différents partenaires qui y interviennent, l’équipe éducative de l’ADDAP13 est mandatée pour accompagner plus spécifiquement les jeunes. Après avoir ainsi planté le décor (matériel et institutionnel), Le Goaziou décrit les approches prudentes que doivent « bricoler » les professionnel·le·s pour entrer en relation avec les jeunes en errance, et envisager des soutiens plus ou moins durables. L’autrice évoque également les difficultés rencontrées : travail « palliatif » avec les personnes trop « fracassées » (p. 72), dispositifs et structures d’aides saturés ou insuffisants (notamment pour les mineurs à la rue), demandes institutionnelles contradictoires (répression / assistance, maraude / implantation durable…), prise en compte insuffisante du point de vue des personnes concernées…

L’intervention en direction des populations vivant dans les bidonvilles est très différente, comme le restitue le troisième chapitre. Après avoir contextualisé le phénomène, Le Goaziou présente les résultats de ses observations dans plusieurs bidonvilles aux situations distinctes, localisés dans les secteurs d’Arles, Aix-en-Provence et Marseille, et peuplés par des familles roms. Si des bénévoles interviennent de longue date auprès de ces dernières, c’est surtout à partir des années 2010 que l’action publique se dote d’outils réglementaires spécifiques à la problématique des bidonvilles. Le cadre légal ne va cependant pas sans « injonction paradoxale » à l’égard des intervenants et des personnes concernées, puisqu’il vise à la fois le démantèlement des « campements illégaux » et l’insertion sociale des personnes… Ce qui peut mettre les bénévoles et professionnel·le·s face à des dilemmes dans les normes à véhiculer auprès des habitant·e·s des bidonvilles (concernant les fonctionnements familiaux, le rapport au logement, à « l’hygiène », aux allers-retours dans les pays d’origine…). Ce qu’on retient des descriptions de Le Goaziou c’est que les modalités d’intervention en direction des bidonvilles sont fortement corrélées au contexte politique et institutionnel local, selon que celui-ci est favorable ou pas, et selon que les moyens humains et matériels fournis permettent de dépasser le travail « humanitaire » pour enclencher de véritables démarches d’insertion (scolarisation des enfants, accès aux droits, recherche d’emploi, demande de logement social…).

Comment ces situations de précarité à la gare ou dans les bidonvilles ont-elles évolué avec la crise sanitaire ? C’est la question que Le Goaziou étudie dans le quatrième et dernier chapitre de son ouvrage, en s’appuyant sur les notes d’informations rédigées par les équipes éducatives durant le confinement de mars-mai 2020, et sur ses propres observations et entretiens réalisés entre l’automne 2020 et l’été 2021. L’autrice estime que la situation en mars 2020 a d’abord été « dramatique » pour les personnes en errance à la gare Saint-Charles, car quasiment aucune structure n’était en mesure de proposer une aide du fait des fermetures ou restrictions d’activité : pour certaines personnes c’est bien la « survie » qui était en jeu. La situation a paru « moins alarmante » dans les bidonvilles grâce à l’entraide des familles vivant ensemble. Les professionnel·le·s, quant à eux, ont vu leur action régresser vers de « l’humanitaire » et ont dû abandonner leurs visées de renforcement du « pouvoir d’agir ». Certains déplorent que se retrouver dans une posture où ils faisaient des dons (aide alimentaire, « services » du quotidien ou pour satisfaire des « besoins élémentaires ») ait pu fausser les relations et le travail éducatif, car les bénéficiaires étaient totalement passifs et dépendants des professionnel·le·s. De nombreux intervenants notent, avec le recul, que les confinements ont « exacerbé » des situations de précarité et de dénuement auxquelles on ne prêtait plus attention. En ce sens, on commence à observer, un an après, les conséquences à moyen terme de la crise sanitaire : les situations de précarité semblent avoir empiré en divers endroits, notamment du fait des difficultés d’accès aux dispositifs d’aide, à l’emploi, au logement… Là encore l’attente est forte à l’égard des pouvoirs publics, seuls à même de pouvoir fournir les moyens matériels, le cadre et la dynamique de coordination pour surmonter cette recrudescence des situations de précarité parfois extrêmes. C’est l’idée sur laquelle l’autrice conclut son ouvrage : les difficultés et obstacles dans la lutte contre la grande précarité sont nombreux, mais les professionnel·le·s persistent dans leur action ; il est indispensable de leur garantir un soutien concret, qui ne se contente pas de « déclarations » et d’« incantations ».

Au final, le livre de Le Goaziou est une intéressante synthèse sur les interventions adressées aux publics en situation de grande précarité, et peut faire office d’une solide introduction sur le sujet. Le livre présente en effet des définitions de nombreux phénomènes liés à cette problématique (l’errance, les bidonvilles…), des connaissances concernant les publics, ainsi que des modalités d’intervention (prévention spécialisée, politiques sociales…), sans écarter l’esprit critique à l’égard des manquements de la puissance publique. Mais l’intérêt est que ces analyses sont très largement illustrées par des observations de terrain et des échanges avec des intervenant·e·s. Les descriptions et les explications concernant la manière dont les choses se passent concrètement occupent d’ailleurs la majeure partie de l’ouvrage, et permettent au livre d’avoir un niveau d’abstraction et de technicité conceptuelle très peu élevé. Cet aspect synthétique et accessible le rendra sans doute intéressant non seulement aux acteur·rice·s et chercheur·euse·s concerné·e·s par le sujet, mais également aux étudiant·e·s en sciences sociales et en travail social.

Notes de bas de page

[1] Voir par exemple : Véronique Le Goaziou, Laurent Mucchielli, La violence des jeunes en question, Éditions Champ social, coll. « Questions de société », 2009 ; compte-rendu de Laurine Martinoty pour Lectures https://journals.openedition.org/lectures/881.

[2] Voir par exemple sa publication sur le travail des éducateur·rice·s de rue de l’ADDAP13, préfacée par Laurent Mucchielli : Véronique Le Goaziou, Éduquer dans la rue. Enquête sur la prévention spécialisée aujourd’hui, Éditions Presses de l’EHESP, 2015.

[3] Voir le site du groupe : https://www.addap13.org/spip.php?page=sommaire.

[4] Véronique Le Goaziou, « Dans les squats et les bidonvilles », Recherches et pratiques pour le groupe ADDAP13, n°3, janvier 2020, en ligne : https://champsocial.com/freebook-Recherches_et_Pratiques_pour_le_Groupe_addap13,1145.pdf.

[5] Véronique Le Goaziou, « Errances à la gare Saint-Charles », Recherches et pratiques pour le groupe ADDAP13, n°4, novembre 2020, en ligne : https://www.addap13.org/IMG/pdf/r_p_4__gare_saint-charles_2020.pdf.

[6] Véronique Le Goaziou, « L’Éducateur face à l’urgence sociale », Rapport pour le groupe ADDAP13, décembre 2020, en ligne : https://www.addap13.org/IMG/pdf/educateur_face_a_l_urgence_def_fab.pdf.

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