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Grèves féministes contre l’exploitation des femmes par le capitalisme patriarcal

Politique Travail social

13 Mar 2022

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Note de lecture de :

Soline Blanchard, Sébastien Chauvin, Nils Kapferer, Sabine Kradolfer, Morgane Kuehni, Frédérique Leresche (dir.), Travail gratuit et grèves féministes, Genève, Entremonde, coll. « A6 », 2020, 108 p., post. Charlene Calderaro

Note diffusée sur le site Lectures

Voir le site des Editions Entremonde

 

Ce petit livre restitue les interventions de plusieurs chercheuses et militantes sur le thème du travail gratuit, lors d’une journée de mobilisation organisée le 25 mai 2019 à Lausanne, en préparation de la « Grève des femmes / grève féministe » du 14 juin 2019. Il est constitué d’une introduction collective, ainsi que des contributions de Silvia Federici, Maud Simonet, Morgane Merteuil et Morgane Kuehni, suite auxquelles l’ouvrage propose une postface de Charlène Calderaro [1].

Comme le rappellent en introduction les coordinatrices de l’ouvrage, quoique le travail gratuit réalisé notamment dans la sphère privée par les femmes soit fondamental dans la reproduction de la force de travail, il est invisibilisé, voire méprisé la plupart du temps. Ainsi, les femmes qui passeraient par exemple leurs journées à réaliser la garde des enfants, l’entretien du logement, le soin aux proches et l’intégralité du travail domestique, restent considérées comme inactives économiquement ! Autant dire que tout ce « travail bénévole informel » mené par les femmes est un des piliers de la perpétuation du système capitaliste.

Adopter cette perspective revient à considérer d’une part que l’assignation des femmes au travail domestique n’a rien de naturel, d’autre part que ce travail implique un processus d’exploitation. À ce titre, réfléchir au travail domestique gratuit peut permettre d’apporter des éclairages spécifiques à la fois sur la notion d’exploitation, mais aussi sur d’autres formes de travail gratuit, telles que les stages, ou encore le bénévolat. Dans ces différentes formes d’activité, en effet, la gratuité du travail se justifierait par le fait qu’il s’effectue au nom de valeurs telles que l’amour, l’engagement ou la citoyenneté. Par conséquent, « l’exploitation ne prend pas simplement la forme d’une soustraction entre production et rémunération mais d’un « déni de travail », au sens où l’activité elle-même est niée comme travail et la personne niée comme travailleuse » (p. 19).

Ainsi, une grève du travail domestique gratuit auquel sont assignées les femmes permettrait de dénaturaliser celui-ci, de le politiser en vue de débattre des moyens de sa reconnaissance : « c’est parce que la bonne marche du système repose sur le travail de reproduction que celui-ci doit venir en premier dans la lutte » (p. 18). C’est tout l’enjeu de ce livre que de proposer des outils théoriques et stratégiques pour initier ces mobilisations.

Pour la fameuse chercheuse et militante étatsunienne Silvia Federici, il faut commencer par déculpabiliser les grévistes du travail reproductif, et faire entendre à tout un chacun que cette grève n’est pas dirigée contre les proches, mais bien destinée à enrayer un processus d’exploitation économique. En effet, si l’on admet que les formes et finalités du travail reproductif sont déterminées par « l’organisation capitaliste du travail », il en découle que « les véritables bénéficiaires ne sont pas nos familles, mais les capitalistes qui ont économisé des milliards de dollars grâce au travail non rémunéré effectué par des générations de femmes » (p. 28).

On peut aux côtés de Federici faire le parallèle entre l’appel à la grève du travail gratuit et les mobilisations des travailleuses dont le travail reproductif a été « socialisé et commercialisé » : soignantes, enseignantes, travailleuses domestiques et autres travailleuses sociales. Cette comparaison permet de faire comprendre qu’une grève est un « processus » visant la construction d’un « mouvement ». La clef en est « la création d’espaces de rencontre ». Federici fait en effet observer que le travail domestique isole les femmes, les familles nucléaires étant « de petites unités », voire parfois « de petites prisons » (p. 38). L’autrice de rappeler ainsi l’importance des programmes de lutte féministe, tels que celui qui revendiquait dans les années 1970 « un salaire pour le travail domestique » (p. 44), ce salaire pouvant prendre différentes formes : accès à un logement gratuit, accès aux soins gratuits… Federici en appelle également à la mise en place de « formes communautaires de coopération » permettant une organisation du travail reproductif qui dépasse l’isolement de chacune : cuisines collectives, jardins d’enfants communautaires, jardins urbains… Ces « communs reproductifs » doivent permettre de « devenir plus autonomes par rapport au marché et commencer à construire des formes d’autogestion » (p. 45). Ces positions sont donc incompatibles avec le fait d’attendre de l’État et de sa police une protection, ceux-ci étant les principaux vecteurs des « politiques racistes » et de la « violence institutionnelle » qui touchent en premier lieu des femmes. Federici conclut son texte fort inspirant en considérant que la grève doit porter du positif, rendre un peu plus heureuses et heureux : « cessons de penser que toute joie doit être reportée dans un avenir, « après la révolution », qui n’arrive jamais » (p. 47).

Dans sa contribution, la sociologue française Maud Simonet souligne le fait que le concept de travail gratuit domestique peut apparaître comme la « matrice » pour penser de multiples formes de travaux gratuits contemporains : stages, bénévolat, volontariat, services civiques, dispositifs d’insertion… Autant d’activités qui amènent à pointer un « déni de travail […] au nom de « l’amour » pour le travail domestique (ce n’est pas du travail, c’est de l’amour !) ; au nom de « la citoyenneté » pour les formes civiques de travail gratuit » (p. 57). L’enjeu de ces observations est de requestionner « les figures et les formes » de l’exploitation, spécifiquement l’exploitation des femmes, de « déshomogéneiser » les expériences de ces dernières, mais aussi de déceler « l’androcentrisme » qui imprègne nos grilles d’analyse (p. 58-60).

Morgane Merteuil, qui a été secrétaire générale du syndicat du travail sexuel, adopte une perspective inverse mais complémentaire, estimant que réfléchir à la condition sociale, matérielle et professionnelle des travailleur·euses du sexe peut amener à dénaturaliser le travail reproductif gratuit réalisé au sein du foyer notamment. Selon elle, les féministes doivent donc s’approprier ces luttes, qui sont une contribution majeure à l’assaut du capitalisme patriarcal : « en naturalisant les violences qui sont faites aux travailleuses du sexe, la stigmatisation de la prostitution agit également comme une menace à l’encontre de toutes les femmes, en les prévenant de ce qui leur arrivera si elles font pour de l’argent ce qu’elles sont censées faire gratuitement, si elles font par intérêt matériel ce qu’elles sont supposées faire par désir ou plaisir » (p. 65).

La sociologue suisse Morgane Kuehni propose quant à elle une perspective sociohistorique pour rappeler que, dans l’après-guerre, l’accès au « travail productif » (au salariat) n’a pas concrétisé les espoirs d’émancipation des femmes qui souhaitaient accéder à l’emploi. Le système salarial s’est fissuré dans le dernier quart du XXe siècle, et le travail domestique n’a pas été beaucoup mieux partagé ni reconnu : il en résulte une « double crise du travail productif et reproductif » (p. 79), qui creuse les inégalités et fait que la majorité des femmes sont « doublement perdantes ». Et les politiques d’activation ou d’insertion qui sont censées soutenir les femmes touchées par ces inégalités ont souvent des résultats contraires à leurs objectifs : non seulement elles ne font souvent que renforcer la dépendance des femmes précaires face aux employeurs, aux conjoints et à l’État, mais en ne leur confiant que des activités de care ou d’entretien, elles contribuent aussi à la « dévalorisation du travail de reproduction », faisant passer celui-ci pour « le travail qui ne paie pas, le travail que les plus puissant·es de ce monde laissent aux plus précaires d’entre nous » (p. 82).

Enfin, la chercheuse Charlène Calderaro signe une postface fort instructive, dans laquelle elle recontextualise les débats sur le travail gratuit dans la perspective du courant féministe marxiste, vivace dès les années 1920 à travers l’Internationale des femmes socialistes. S’inspirant des analyses de Marx tout en critiquant et en complétant notamment sa théorie de la valeur, les féministes marxistes se mobilisent au moins jusque dans les années 1970 pour faire reconnaître le travail domestique comme un travail à part entière. Avec la marchandisation de ce travail reproductif sous des formes précaires et peu valorisées, il s’agit désormais de penser « l’ensemble de la sphère de la reproduction sociale », c’est-à-dire l’ensemble des « secteurs et activités nécessaires au maintien de la vie et au maintien de la capacité au travail » (p. 103).

Comme le souligne l’autrice de la postface, on s’aperçoit que le travail gratuit est une question d’une grande actualité, alors qu’ont été brièvement mises sous les feux des projecteurs, au moment de la pandémie de Covid-19, certaines professions du care, de même que les engagements souvent bénévoles pour faire face aux situations de crise. Cet ouvrage propose des pistes de réflexions (et d’action) riches et nombreuses, dans un style oral et synthétique qui le rend accessible et percutant. Une excellente entrée dans l’un des thèmes centraux du féminisme marxiste.

Note de bas de page :

[1] Consulter la postface de C. Calderaro sur le site Acta.Zone

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