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Engels avant le Manifeste : retour sur les principes élémentaires du communisme

Philosophie Politique

04 Nov 2021

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Couverture du livre de Friedrich Engels, Les principes du communisme

Note de lecture de :

Friedrich EngelsLes principes du communisme. Précédé du Projet de profession de foi communiste, suivi de la Contribution à l’histoire de la Ligue des communistes, Paris, Les Editions sociales, 2020, 86 p., nouvelle traduction et préface de Jean Quétier

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À l’occasion du bicentenaire de la naissance de Friedrich Engels (1820-1895), les Éditions sociales, qui publient depuis plusieurs décennies les œuvres de ce dernier, de Karl Marx, ainsi que de leurs continuateurs, ont entrepris de rééditer plusieurs textes du fameux penseur et homme d’action. Pour toute personne intéressée par l’émergence du communisme matérialiste et « scientifique » tel que conçu par Marx, Engels et les premiers « marxistes », le présent ouvrage s’avère intéressant à plus d’un titre. En effet, il permet de pénétrer le « laboratoire du Manifeste du parti communiste », comme le fait observer Jean Quétier dans son introduction, en donnant à voir le rôle prépondérant d’Engels dans la structuration du mouvement et de la « théorie » communistes, dans la seconde moitié des années 1840.

Souvent réduit au rôle de « second violon » et de mécène généreux de Marx, Engels a pourtant été, dès le milieu du XIXe siècle, un théoricien, un activiste et même un combattant de premier plan dans le mouvement communiste[1]. Ce sont d’ailleurs ses écrits de jeunesse, critiquant l’économie politique ou traitant de la situation des ouvriers qu’il a côtoyés à Manchester, qui attirent l’attention de Marx. À l’occasion de l’exil de ce dernier à Paris en 1844, les deux hommes se rencontrent une première fois, puis à Bruxelles l’année d’après, entamant un travail ininterrompu pour « approfondir » la « théorie matérialiste de l’histoire » (p. 61) que Marx avait commencé à formuler[2].


Pour ce faire, les deux camarades s’efforcent de critiquer différentes formes de socialisme, à leurs yeux bancales car encore empêtrées dans la philosophie spéculative et l’idéalisme, comme ils le décrivent dans La Sainte Famille, le premier texte qu’ils ont publié ensemble, quelques mois après leur rencontre[3]. Ils entrent ensuite en contact avec des organes des mouvements ouvriers, et notamment avec la Ligue des Justes, une société secrète d’inspiration communiste, organisée en un discret réseau européen, pour échapper à la répression.

À l’occasion de tensions internes, certains cadres londoniens de la Ligue des Justes invitent vivement Marx et Engels, au début de l’année 1847, à rejoindre cette organisation, pour aider à sa restructuration au prisme de leurs théories « matérialistes » novatrices. Les deux Allemands se saisissent de l’opportunité d’intégrer un organe prolétarien de liaison et d’éducation à l’échelle européenne, mais c’est surtout Engels qui réalisera le « travail de parti » pour gagner les militant·es à la conception du communisme qu’il défend avec Marx.

Malgré certaines frictions, les membres de la Ligue des Justes s’accordent sur la tenue d’un « congrès de refondation » à Londres à l’été 1847. C’est à cette occasion qu’Engels et d’autres éminents militants se voient confié l’écrit du « Projet de profession de foi communiste », qui est le premier des trois textes rassemblés dans la présente édition. Avec cet écrit bref, qui peut être vu selon Jean Quétier comme une « première version du manifeste de la Ligue » (p. 14), l’enjeu est de rendre accessible à tous et toutes la théorie communiste matérialiste de Marx et Engels et, en même temps, d’éclipser les influences mystiques de la structuration du mouvement[4].

Le « Projet de profession de foi communiste » se découpe en vingt-deux points qui font de quelques lignes à deux pages. Engels et deux autres membres de la Ligue y définissent d’abord le but des communistes : « organiser la société de telle sorte que chacun de ses membres puisse développer et exercer l’ensemble de ses facultés et de ses forces en toute liberté et cela sans porter atteinte aux fondements de cette société » (p. 17), en respectant le principe fondamental selon lequel « tout homme tend à être heureux. Le bonheur de chacun est inséparable du bonheur de tous » (p. 18). Les auteurs présentent également la méthode des communistes pour atteindre leur but : « l’abolition de la propriété privée », qui doit être réalisée grâce à un processus d’« instruction et d’union du prolétariat » (p. 17-18).


Engels et ses camarades appuient ces positionnements en restituant une perspective sociohistorique, qui retrace les ravages du « machinisme » accaparé par les classes fortunées, dépossédant les anciens ouvriers-artisans et les transformant en membres d’une nouvelle classe laborieuse propre à l’ère industrielle concurrentielle : le prolétariat. Le communisme n’aspire alors à nul retour en arrière mais, au contraire, à mettre ce progrès technique au service du progrès social et d’une « existence heureuse » pour tous les membres de la société.

La réalisation du communisme, entendu comme la « théorie d’une libération » du prolétariat, ne doit pas nécessairement se faire à travers un orage révolutionnaire ou une conspiration armée, écrivent Engels et ses co-auteurs : « nous sommes convaincus, non seulement de l’inutilité, mais encore de la nocivité des conjurations […]. Les révolutions ne se font pas à la demande, sur ordre, mais elles sont toujours et partout la conséquence nécessaire de circonstances qui ne dépendent absolument pas de la volonté ni de la direction de partis, séparément, ou de classes toutes entières » (p. 22). C’est la raison pour laquelle « la première condition » à la réalisation du communisme est « l’émancipation politique du prolétariat par une Constitution démocratique » (p. 23).

Le congrès de la Ligue des Justes de l’été 1847 acte donc sa refondation en lui choisissant comme nouveau nom celui de Ligue des communistes, en adoptant le « Projet de profession de foi communiste » co-rédigé par Engels et, notamment, en mandatant ce dernier pour la rédaction d’un autre texte de principe plus étoffé, pour le congrès suivant de la même année.

C’est donc à l’occasion du deuxième congrès de la Ligue des communistes, entre novembre et décembre 1847, qu’Engels rédige les « Principes du communisme », le deuxième texte de la présente édition, éponyme. Celui-ci comporte cette fois vingt-cinq questions et est sensiblement plus étayé que le précédent. Signé par Engels seul, le texte part de l’idée que « le communisme est la théorie qui enseigne les conditions de la libération du prolétariat » (p. 25) et propose une perspective sociohistorique restituant les débuts et les conséquences de la « révolution industrielle ». Cette dernière provoque l’émergence du prolétariat, la polarisation progressive de la société en classes opposées et, surtout, la « liaisons entre tous les peuples de la terre » à travers l’internationalisation du commerce et de la production, qui « a fondu tous les petits marchés locaux en un marché mondial […] et a créé une situation telle que tout ce qui se passe dans les pays civilisés a nécessairement des conséquences pour tous les autres pays » (p. 31).

Engels décrit ensuite la nécessité historique de la réalisation du communisme, qui dépassera la domination politique sans partage de la « bourgeoisie » et les désordres économiques mondiaux dont elle est responsable, à travers une transition initiée par une « Constitution démocratique ». Cette transition permettrait aux classes laborieuses d’abolir la concurrence capitaliste et la propriété privée des instruments de production, au profit de « l’association générale de tous les membres de la société » (p. 43). « L’abolition de la propriété privée pourra-t-elle se faire par une voie pacifique ? Il serait souhaitable qu’il en soit ainsi et les communistes seraient sans doute les derniers à s’y opposer » (p.37), fait observer Engels, avant d’énumérer les nombreuses conséquences de cette visée : satisfaire « les besoins de tous », favoriser « le développement harmonieux des facultés de tous les membres de la société » et « la participation de tous aux jouissances créées par tous », faire disparaître les antagonismes de classes ainsi que « la dépendance de la femme à l’égard du mari et des enfants à l’égard des parents », etc. (p. 43-44).

Marx lui-même fut présent au congrès de la Ligue des communistes fin 1847, durant lequel ce texte fut débattu, et il participa à en défendre la teneur : « toutes les contradictions et tous les doutes furent enfin levés, les nouveaux principes adoptés à l’unanimité, et Marx et moi fûmes chargés d’élaborer le manifeste » (p. 70), témoigne Engels dans le troisième texte rassemblé dans la présente édition, rédigé en 1885 et intitulé « Contribution à l’histoire de la Ligue des communistes ». Engels y relate le cheminement de cette organisation dans la période charnière qui va du milieu des années 1830 (fondation de la Ligue des Justes), à l’arrestation de plusieurs de ses membres en Allemagne en 1851, qui signe sa dissolution, dans un contexte de reflux après la défaite des mouvements révolutionnaires de 1848.

Au final, le petit livre proposé aujourd’hui par les Éditions sociales, aussi court (86 pages) et accessible qu’instructif, s’avère une bonne introduction à au moins deux titres. D’une part, il donne à voir l’émergence de thèmes et méthodes de la « théorie » communiste matérialiste, qui deviendront centraux dans la pensée de Marx, d’Engels et dans le marxisme. En cela, ces textes et souvenirs permettent de mesurer assez clairement comme le célébrissime Manifeste du parti communiste s’inspire des débats qui ont eu lieu lors des congrès de la Ligue des communistes et, plus précisément, des travaux préliminaires d’Engels. D’autre part, ces textes sont une bonne introduction à l’histoire du mouvement communiste militant, tel qu’incarné par Marx et Engels, toujours désireux de s’engager dans des associations et journaux ouvriers, vingt ans avant la fondation de l’Association internationale des travailleurs. Assurément, donc, ce livre paraît une manière bien pertinente de marquer le bicentenaire d’Engels, tout en permettant au lectorat francophone de réinterroger certains « principes » (de base) du communisme.

Notes de bas de page :

[1] Notice « Friedrich Engels », in Jean Maitron, Dictionnaire des anarchistes. Par Jacques Grandjonc, 3 février 2009, dernière modification le 1er avril 2019, en ligne : https://maitron.fr/spip.php?article24372.

[2] Les années 1840 furent, pour Karl Marx (1818-1883), une période de transition progressive de la philosophie d’influence hégélienne à l’« humanisme réel », pour aboutir au communisme matérialiste. À part toute une littérature biographique ou philosophique relative au « jeune Marx », on peut, pour cette période de sa vie, et pour une approche un peu plus ludique, se reporter notamment au film « Le jeune Karl Marx », réalisé par Raoul Peck et sorti en septembre 2017 : http://diaphana.fr/film/le-jeune-karl-marx/.

[3] Friedrich Engels, Karl Marx, La sainte famille, ou critique de la critique critique. Contre Bruno Bauer et consorts, 1982 [1845], in Œuvres. III. Philosophie, Paris, Éditions Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », édition présentée et commentée par Maximilien Rubel, p. 419-661. Pour un commentaire synthétique de cette œuvre, on peut consulter le blog Pages Rouges et Noires https://pagesrougesetnoires.wordpress.com/2020/03/19/friedrich-engels-karl-marx-la-sainte-famille-ou-critique-de-la-critique-critique-contre-bruno-bauer-et-consorts-note-de-lecture/.

[4] Notamment le communisme d’inspiration chrétienne et « utopique » de Wilhelm Weitling (1808-1871). Ce dernier étant l’un des premiers théoriciens du communisme en Allemagne, les deux jeunes militants n’auront pas manqué de rendre hommage aux perspectives intellectuelles ouvertes par cet artisan de formation, avant d’estimer que celles-ci devaient nécessairement être critiquées et dépassées.

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