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Démocratie, bureaucratie et « société civile » chez K. Marx

Philosophie Politique

21 Mai 2022

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Note de lecture de :

Karl Marx, Critique de la philosophie de Hegel, 1982 [1843], in Œuvres. III. Philosophie, Paris, Editions Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », édition présentée et commentée par Maximilien Rubel, p.863-1018.

Ce texte a été écrit alors que Marx, jeune journaliste, commençait à s’intéresser au communisme. Il souhaitait alors aller au fond de sa réflexion sur Hegel et avait promis des textes à Ruge dès avant son exil parisien. Il n’ira pas au bout de sa démarche et ne fera paraître que l’Introduction, tandis que le manuscrit est délaissé : ce texte est le fameux Manuscrit de Kreuznach, écrit en 1843.

Il se compose de trois parties : dans la première, Marx définit le concept de démocratie par opposition à la conception qu’en a Hegel. Dans la deuxième partie, Marx critique la bureaucratie d’État . Enfin, la troisième partie traite des rapports entre « pouvoir législatif » et « société civile« .

Ce manuscrit est plutôt difficile d’accès car resté à l’état d’ébauche. Mais aussi parce qu’il est très contingent par rapport au contexte politique de l’époque et à la façon dont Hegel l’analyse dans ses travaux critiqués par Marx. Ce dernier montre par endroit un intérêt pour la politique, la démocratie,  mais pas encore pour la révolution. On peut voir esquissés différents thèmes de réflexion que Marx développera plus tard.

La conception de la démocratie chez le jeune Marx

Marx y critique d’abord la conception idéaliste et spéculative, voire confuse, que Hegel a de l’État : « ce n’est pas à partir de l’objet qu’il développe sa pensée, c’est l’objet qu’il développe à partir d’une pensée toute faite dans la sphère abstraite de la logique » (p. 883), observe Marx. Il discute la distinction que fait Hegel entre démocratie et monarchie, et estime que c’est seulement avec la démocratie que le régime politique est le fruit de l’activité des humains reconnus en tant que sujets :

« Dans la démocratie, la constitution elle-même apparaît uniquement comme une seule détermination, la détermination du peuple par soi-même (…) Ici, la constitution est non seulement en soi, selon son essence, mais selon l’existence, la réalité, constamment ramenée à son fondement réel, l’homme réel, le peuple réel, et elle est posée comme l’œuvre propre de celui-ci. La constitution apparaît comme ce qu’elle est, le libre produit de l’homme ; on pourrait dire qu’à certains égards, cela vaut également pour la monarchie constitutionnelle ; mais la différence spécifique de la démocratie, c’est que la constitution est ici uniquement un des facteurs de l’existence du peuple ; ce n’est pas la constitution politique comme telle qui forme l’État (…) Hegel part de l’État, et fait de l’homme l’État changé en sujet ; la démocratie part de l’homme, et fait de l’État l’homme changé en objet. De même que la religion ne crée pas l’homme, mais que l’homme crée la religion, ce n’est pas la constitution qui crée le peuple, mais le peuple qui crée la constitution (…) Ainsi, la démocratie est l’essence de toute constitution politique, l’homme socialisé en tant que constitution politique particulière ; elle est, par rapport aux autres constitutions, ce que le genre est par rapport à ses espèces (…) Par rapport à la démocratie, toutes les autres formes politiques sont l’Ancien Testament. L’homme n’existe pas en raison de la loi, c’est la loi qui existe en raison de l’homme ; c’est une existence humaine (…) Toutes les autres organisations d’état sont une forme d’état déterminée, précise, particulière. Dans la démocratie, le principe formel est en même temps le principe matériel. Elle est enfin, elle la première, la vraie unité du général et du particulier (…) Dans tous les États distincts de la démocratie, le facteur dominant est l’État – la loi, la constitution – sans que l’État domine réellement, c’est-à-dire sans qu’il pénètre matériellement le contenu des autres sphères non politiques. Dans la démocratie, la constitution, la loi, l’État lui-même, est uniquement une manière du peuple de se déterminer lui-même, et il est un contenu particulier du peuple. Au demeurant, il va de soi que toutes les formes d’État ont pour vérité la démocratie, et qu’elles ne sont donc pas vraies dans la mesure où elles ne sont pas la démocratie même (…) Dans la démocratie, l’État abstrait a cessé d’être le facteur dominant » (p. 901-903).

Il ajoute : « l’existence transcendante de l’État n’est que l’affirmation de leur propre aliénation [les « sphères particulières » et « leur être privé »] (…) La vie politique, au sens moderne, c’est la vie populaire devenue scolastique. La monarchie est l’expression achevée de cette aliénation. La république est la négation de cette aliénation dans la propre sphère de celle-ci (…) L’État comme tel, cette abstraction, n’appartient qu’aux Temps Modernes, parce que la vie privée, cette abstraction, n’appartient qu’aux Temps Modernes » (souligné par Marx, p. 903-904).

La critique de la bureaucratie par le jeune Marx

Dans la 2ème partie du texte, Marx commence par comparer la bureaucratie d’État et les corporations civiles. Il explique que le « pouvoir gouvernemental », c’est, concrètement, avant tout sa « bureaucratie », son administration. Il précise ensuite : « La bureaucratie n’est que le « formalisme » d’un contenu situé hors d’elle. Les corporations sont le matérialisme de la bureaucratie, et la bureaucratie est le spiritualisme des corporations. La corporation est la bureaucratie de la société civile ; la bureaucratie est la corporation de l’État » (souligné par Marx, p. 919). « Le même esprit qui, dans la société crée la corporation, crée, dans l’État, la bureaucratie. Aussitôt donc qu’on s’attaque à l’esprit de corporation, on s’attaque à l’esprit de bureaucratie » (p. 920). « La bureaucratie exige la corporation comme une puissance imaginaire » car la bureaucratie d’État s’appuie sur les corporations mais en les dépassant toujours car ces dernières sont des « bureaucraties inachevées ». « La corporation est la tentative de la société civile pour devenir État » (souligné par Marx, p. 920).

« Le « formalise d’État », qui est la bureaucratie, est « l’État en tant que formalisme » (…) Comme ce « formalisme d’État » se constitue en puissance réelle et devient son propre contenu matériel, il va se de soi que la « bureaucratie » est un tissu d’illusions pratiques, ou l’ »illusion de l’État ». L’esprit bureaucratique est un esprit foncièrement jésuitique, théologique. Les bureaucrates sont les jésuites d’État et les théologiens d’État. La bureaucratie est la république prêtre » (souligné par Marx, p. 920-921). « La bureaucratie se prend elle-même pour la fin suprême de l’État. Comme elle fait de ses buts « formels » son contenu, elle entre partout en conflit avec les buts « réels ». Elle est donc forcée de faire passer la forme pour le contenu et le contenu pour la forme. Les fins de l’État se transforment en fins des bureaux, ou les fins des bureaux en fin de l’État. La bureaucratie est un cercle d’où personne ne peut échapper (…) La bureaucratie est l’État imaginaire à côté de l’État réel, le spiritualisme de l’État. Toute chose a donc une double signification, l’une réelle, l’autre bureaucratique, de même que le savoir est double, l’un réel, l’autre bureaucratique » (p. 921) « L’esprit général de la bureaucratie, c’est le secret, le mystère ; au-dedans, c’est la hiérarchie qui préserve ce secret et, au dehors, c’est son caractère de corporation fermée. Aussi la bureaucratie ressent-elle toute manifestation de l’esprit politique et du sens politique comme une trahison de son mystère. C’est pourquoi l’autorité est le principe de son savoir, l’idolâtrie de l’autorité, sa conviction. Mais à l’intérieur de la bureaucratie, le spiritualisme se change en grossier matérialisme, en obéissance passive, en culte de l’autorité, en mécanisme d’une pratique formelle et figée, de principes figés, de conceptions et de traditions figées. Quant à l’individu bureaucrate, il fait du but de l’État son but privé : c’est la curée des postes supérieurs, le carriérisme (…) L’existence de l’État se confond avec celle des esprits immuables des divers bureaux, liés entre eux par la subordination et l’obéissance passive » (souligné par Marx, p. 921-922). « La suppression de la bureaucratie n’est possible que si l’intérêt général devient réellement l’intérêt particulier » et inversement (p. 922-923).

« (…) Comme si la hiérarchie n’était pas l’abus capital et comme si les quelques pêchers personnels des fonctionnaires ne pouvaient en rien se comparer aux pêchers inévitables de la hiérarchie ; celle-ci punit le fonctionnaire toutes les fois qu’il pêche contre la hiérarchie ou commet un pêcher dont elle peut se passer ; mais elle le prend sous sa protection dès que la hiérarchie pêche en lui ; d’ailleurs la hiérarchie reconnaît difficilement les pêchers de ses membres » (p. 928).

Le « pouvoir législatif » et la « société civile »

Dans la 3ème partie du texte, Marx aborde ce qu’il appelle le « pouvoir législatif » : ordres, députés, propriété (héritage, majoration…). « L’État constitutionnel est l’État où l’intérêt public n’existe en tant qu’intérêt réel du peuple que de manière formelle (…) L’intérêt public a ici regagné formellement sa réalité en tant qu’intérêt du peuple, mais il ne doit avoir que cette réalité formelle. Il est devenu une formalité, le haut goût de la vie populaire » (souligné par Marx, p. 934).

Marx revient sur l’opposition entre citoyen comme membre de l’État et citoyen comme membre de la société civile (p. 956-957). Ce denier, « l’être communautaire », séparé de l’État et de l’organisation collective, ne pouvant être qu’un individu : « la société civile actuelle est le principe achevé de l’individualisme ; l’existence individuelle est le but ultime ; activité, travail, contenu, etc., sont seulement des moyens » (souligné par Marx, p. 961).

« La question de savoir si la société civile doit participer au pouvoir législatif, soit par l’intermédiaire de députés, soit par la participation de « tous individuellement », est elle-même une question à l’intérieur de l’abstraction de l’État politique ou à l’intérieur de l’État politique abstrait ; c’est une question politique abstraite » (souligné par Marx, p. 1005).

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