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Quel travail social pour demain ? Les restructurations de l’Etat social

Sociologie et Anthropologie Travail social

16 Oct 2015

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Couverture des Actes des Etats Généraux Alternatifs du Travail Social

Actes des Etats Généraux Alternatifs du Travail, le 16/10/2015 (Paris)

L’intégralité des Actes en version PDF

Résumé :

« La matinée est consacrée à poser le cadre : Jonathan LOULI intervient sur la fin de l’Etat social / l’Etat providence soulignant l’absence d’affirmation d’un projet de société porté par les pouvoirs publics, fondé sur une conception de la solidarité, et Iréna HAVLICEK nous présente sa conférence gesticulée sur la financiarisation du social.

L’après midi, trois ateliers permettent d’approfondir différentes thématiques :

  • L’atelier 1 approfondit la question de la casse des métiers, de la formation et fait le lien avec les garanties collectives dans le cadre du travail,
  • L’atelier 2 traite de la nouvelle gouvernance de l’action sociale avec la refonte des territoires et la redistribution des compétences mais également la restructuration à l’œuvre dans le secteur privé.
  • L’atelier 3 définit les termes employés différenciant lien social, l’intervention sociale et travail social. »

Mon intervention orale aux EGATS :

L’objectif de cette intervention est de présenter un cadre général concernant les liens entre Etat social et travail social et leurs reconfigurations récentes, à travers une perspective historique. Les données présentées sont tirées de mes recherches personnelles sur le travail social, l’insertion et la prévention spécialisée.

Dans une première partie j’évoquerai le terreau sur lequel s’est édifié l’Etat social entre le XIXe siècle et la seconde moitié du XXe. Dans une seconde partie, je m’attarderai sur les restructurations de cet Etat social après l’entrée de notre société dans une période de « crise économique », à partir du dernier quart du XXe.

Partie 1 L’Etat social : perspective historique

A) Le travail social, « bras armé » de l’Etat social

Dès le XIXe siècle on peut observer l’émergence de mesures de charité et philanthropie bourgeoises et/ou religieuses, qui prennent place dans un contexte général à la fois d’industrialisation, d’urbanisation et de prolétarisation d’une grande partie de la population. Nombreux sont les notables, intellectuels et acteurs publics qui s’inquiètent – pour différentes raisons – de l’apparition de problématiques sociales propres aux « classes laborieuses », qu’on associe souvent à des « classes dangereuses »[1]. Parmi les modes d’intervention qui sont mis en place à l’époque, on trouve les ancêtres de ce qui deviendra plus tard les centres sociaux, les ancêtres des assistants de service social, les prémices de l’éducation populaire et de l’animation, etc… Sur ces points, on peut se reporter à l’ouvrage d’Henri Pascal, Histoire du travail social en France.

Parallèlement aux racines du travail social, on observe également au XIXe siècle l’émergence de dispositifs de solidarité plus institutionnels. D’un côté les mouvements ouvriers et syndicaux s’organisent à travers des systèmes participatifs, mutuelles, coopératives, caisses de solidarité, etc. D’un autre côté, la puissance publique se dote des premières législations sociales modernes, concernant surtout la protection de l’enfance, le droit du travail, le logement social, la santé publique, etc… Le sociologue Robert Castel appelle ces dispositifs des « propriétés sociales », qui, tout en garantissant une solidarité minimale avec les plus démunis, présentaient l’avantage, pour l’Etat, d’atténuer la contestation sociale – qui était très forte à la fin du XIXe. Sur ces points on peut facilement consulter des ouvrages d’histoire de l’économie sociale et solidaire.

B) Les Trente Glorieuses

Comme le montre encore Henri Pascal, le régime de Vichy institutionnalise et réglemente fortement une grande quantité d’éléments sur lesquels s’appuieront les politiques sociales d’après-guerre. Michel Chauvière le montre de façon classique dans Enfance inadaptée, l’héritage de Vichy. La période qui suit la fin de la Seconde Guerre Mondiale est quoiqu’il en soit une période de reconstruction et de forte croissance économique. Les politiques keynésiennes soutiennent les travailleurs et les consommateurs. Le contexte est donc très favorable au développement du secteur social. De nombreuses protections sociales et dispositifs de solidarité publique se développent. On a commencé de plus en plus à parler d’un « Etat-providence ».

Parmi les avancées permises par les Trente Glorieuses, on peut observer le fort développement du travail social, qui atteint une certaine « apogée » à l’époque, comme le considère Michel Autès dans Les paradoxes du travail social. Le travail social en effet est progressivement encadré et soutenu par des dispositions légales et réglementaires qui fixent le cadre des interventions, le fonctionnement des établissements, les modalités de financement, les catégories de publics… Parallèlement, la formation des travailleurs sociaux s’organise, les écoles se multiplient, de nombreux diplômes sont créés entre les années 1960 et 1970. Cette époque est donc également un moment d’innovation et d’expérimentation, comme le montre typiquement la prévention spécialisée par exemple[2].

Les Trente Glorieuses permettent une meilleure reconnaissance du travail social (l’expression « travail social » se répand d’ailleurs dans les années 1970), et le secteur s’achemine vers un certain équilibre. L’Etat social s’est structuré selon un processus d’institutionnalisation pour le moins ambivalent : il a établi la nécessité de garantir la solidarité envers les plus vulnérables en investissant une partie des fruits de la forte croissance économique ; mais cela cependant à condition que les initiatives de solidarité respectent de nombreuses réglementations et contraintes propres aux politiques publiques. Les bénévoles, militants, notables, religieux…, ont du faire des compromis avec les autorités publiques pour devenir de véritables professionnels, avec des salaires, protections et obligations légales… Pour le meilleur et pour le pire. Cependant, la fin des Trente Glorieuses va fortement ébranler ce début de structuration.

Partie 2 Une restructuration de l’Etat social

A) La rupture des années 1970-1980 : crise de « l’Etat Providence »

Dans les années 1970 surviennent successivement deux « chocs pétroliers » qui mettent brutalement fin à la croissance économique, et provoquent l’entrée dans une période de récession. Le chômage commence à augmenter, les fonds publics se raréfient… Beaucoup ont parlé du début d’une « invasion néo-libérale » (Pierre Bourdieu) dans les années 1980 – en France et dans les pays anglo-saxons. Les politiques publiques commencent à prioriser la rentabilité – ou « efficience » – dans leurs investissements.

Au niveau social, la pauvreté s’accroît, le chômage de masse fait son apparition ; les phénomènes migratoires et les colères des jeunesses des quartiers populaires urbains commencent à être considérés comme des problèmes graves : les rhétoriques de la responsabilité individuelle, du sécuritaire, de la rentabilité, de « l’entrepreneurisation de soi » (Alain Ehrenberg) commencent à prendre le pas sur les discours de solidarité. Le Front National réalise ses premières percées électorales à l’époque.

La logique de l’insertion se présente alors comme un « cheval de Troie » (Michel Autès) des politiques libérales dans le champ du travail social. Celle-ci mise en effet sur l’employabilité de la personne, sur sa responsabilité individuelle, son dynamisme, et elle mêle une exigence économique (financière) et une logique méritocratique qui réduisent les nécessités d’intervention de l’Etat et dispensent celui-ci de donner de façon aveugle et égalitaire : la solidarité recule, l’individualisme monte, on critique l’« assistanat », qui devient un élément bouc-émissaire dans les discours publics.

B) Principales répercussions sur le travail social

Les principales répercussions sur le travail social de ces politiques néo-libérales ne sont pas que budgétaires. Bien sûr nous connaissons tous la rhétorique publique selon laquelle les coffres de l’Etat sont vides, que tout le monde doit se serrer la ceinture, etc., et l’on a tous vu que cette rhétorique est largement fausse : de nombreux groupes sociaux économiquement aisés continuent à être fiscalement et légalement privilégiés, de même que les grandes entreprises, le système bancaire lors de la dernière crise financière, les élus eux-mêmes… Malgré tous les discours, la France reste un pays riche.

Au de-là donc de la catastrophe que représentent ces coupes budgétaires, je fais l’hypothèse qu’il y a un enjeu de pouvoir – un enjeu politique – dans les pressions qui pèsent sur le travail social. L’Etat, derrière des prétextes économiques, semble vouloir surtout un contrôle total du secteur, comme on peut le voir avec les exigences gestionnaires croissantes et les diverses normes imposées d’en haut. La puissance publique génère par-là un durcissement, voire une sclérose de la structuration réglementaire et administrative du secteur social. Ainsi les établissements, les associations, les professionnels eux-mêmes sont de plus en plus soumis à des réglementations et des exigences souvent purement administratives et comptables, au nom de la « qualité » ou de la raréfaction des fonds publics, ce qui plonge de plus en plus les institutions du travail social dans une inertie mortifère. La commande politique n’est plus porteuse d’un projet de société clair, mais devient purement technique et autoritaire, comme le montrent les travaux récents de Michel Chauvière. La crise économique sert de prétexte à rationaliser le travail social, c’est-à-dire à lui imposer une autre logique, celle de la pure efficacité, de la pure rentabilité, de la pure conformité aux critères gestionnaires établis de façon unilatérale par une autorité publique presque totalement muette sur ce qui compte finalement le plus dans le champ du travail social : le sens et les valeurs humaines[3].

Conclusion générale

Au final, chacun peut le voir à son échelle, le sens originel du travail social se retourne totalement à cause de cette nouvelle logique imposée par les politiques publiques libérales et gestionnaires : on est censé accompagner les plus vulnérables, mais par crainte d’être inefficaces on doit mettre de côté les cas les plus difficiles ; on doit écouter les gens et s’adapter à leurs besoins, mais on ne peut plus s’occuper de tous ceux qui ne rentrent pas bien dans les cases ; on a besoin de temps, on nous impose l’urgence et les calendriers ; on nous demande plus de « lisibilité » de notre travail, et tout ce qu’on nous fournit c’est des petits tableaux de bord stériles et des colonnes de statistiques. En somme, beaucoup d’institutions ne fonctionnent plus pour leur public mais pour leur propre survie, dans le cadre des injonctions émanant des politiques publiques, et ce, bien souvent, au détriment des aspects réellement humains du travail, et des personnes les plus vulnérables.

La plupart des critères imposés par les politiques publiques pour lire, gérer et évaluer le travail social sont réducteurs et sont des pertes de sens : car ces critères convergent de plus en plus avec ceux de la sphère marchande et des services en général, et, surtout, alimentent l’illusion qu’on peut maîtriser, calculer, gérer totalement ou presque ce qui se passe entre les travailleurs sociaux et les personnes qu’ils accompagnent. Or l’on voit bien l’ultime « paradoxe » : faire primer les moyens sur les fins, la forme sur le fond, est-ce toujours du travail social ? Notre société peut-elle se passer d’un travail social, et le remplacer par des « services » quasi marchands ? Pas sûr… A nous tous, qui tenons au sens de notre travail, de lutter contre ces attaques.

[1] Cf. Louis Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses ; cf. Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale ; cf. Maurizio Gribaudi, Paris, ville ouvrière . Pour les observateurs de l’époque, cf. Friedrich Engels, L’état de la classe laborieuse en Angleterre ; cf. Frédéric Le Play qui a popularisé l’expression d’« économie sociale » ; cf. Louis-René Villermé ; pour la littérature cf. bien entendu Victor Hugo ou Emile Zola.

[2] Pour un petit historique concernant le champ de la prévention spécialisée (ainsi qu’une bibliographie) cf. mon article : Jonathan Louli, 2014, « Sur quelques acceptions de la mise en ordre de soi-même », dans Implications philosophiques

[3] Sur cette thématique cf. par exemple l’article de Michel Chauvière, « Qu’est-ce que la chalandisation ? » disponible à l’adresse suivante : https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2009-2-page-128.htm Voir également les travaux de Roland Gori, Raymond Curie, ou encore mon article paru dans le n°3 des Cahiers de la PRAF : « Critique des bâillonnements »

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