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Socio-histoire de la ville d’après Max Weber

Histoire Sociologie et Anthropologie

10 Jan 2021

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Couverture du livre de Max Weber "La ville"

Note de lecture de :

Max Weber, La ville, Paris, La Découverte, coll. « Politique et sociétés », 2014, 280 p., traduit de l’allemand et introduit par Aurélien Berlan ; Etude critique française établie par Aurélien Berlan ; postface d’Yves Sintomer

Note de lecture diffusée sur le site Lectures (le 26 décembre 2014)

Cette nouvelle édition de l’ouvrage classique de Max Weber bénéficie tout d’abord des nombreux apports dus à l’important travail éditorial d’Aurélien Berlan[1] : nouvelle traduction, révision des notes de bas de pages et du glossaire (rédigés par les précédents éditeurs allemands), rédaction d’une notice et d’une introduction qui resituent le propos de ce texte dans les réflexions générales de son auteur…

L’éditeur français rappelle ainsi que La ville est un fragment d’un ouvrage plus vaste (Wirtschaft und Gesellschaft) lui-même partiellement traduit en France par Économie et société. Cette recontextualisation permet de relier La ville aux études socio-historiques wébériennes sur la genèse du capitalisme et de l’État modernes, tout en battant en brèche l’idée que l’ouvrage s’inscrirait d’emblée et uniquement dans le registre de la sociologie urbaine ; d’après A. Berlan, ce sont bien plus les formes particulières du politique et de l’économique dont l’urbain est porteur qui intéressent Weber, en ce qu’elles sont des facteurs déterminants (bien que non suffisants) pour la compréhension du monde moderne.

Le livre de Weber, laissé inachevé à la mort soudaine de l’auteur, peut paraître « composite » et plutôt complexe d’accès, comme le souligne encore l’éditeur. Le penseur allemand mobilise des « connaissances encyclopédiques »[2] organisées selon la méthode des idéaux-types, en vue d’éclairer la spécificité des villes occidentales, antiques et surtout médiévales, et le « rôle essentiel »[3] qu’elles ont joué dans l’avènement des processus modernes de rationalisation de l’économie et du politique.

Le propos de Weber s’entame sur un premier chapitre assez conceptuel qui pose une première définition générale de la ville. Celle-ci serait constituée par une dimension économique, à travers la présence d’un marché et la mise en place d’une politique économique à part entière visant à réguler la production, la consommation et l’échange. Mais la ville serait également constituée par une dimension politique en ce qu’elle se présente souvent, dans l’histoire, comme une place fortifiée et une « garnison » militaire. La ville occidentale, quant à elle, a la particularité profonde, aux yeux de Weber, de s’être présentée parfois sous la forme de la « commune ». Les deux précédents critères généraux de définition de la ville sont complétés, dans le cas de la « commune », par l’existence d’un tribunal et d’un droit propres à la ville en tant que telle, par la constitution de cette ville en « groupement » volontaire et conscient dont les membres ont, directement ou pas, participé aux instances de pouvoir de la ville, ces dernières garantissant « une autonomie et une autocéphalie au moins partielles » (p. 62).

C’est donc la « ville occidentale » qui retient surtout l’attention de Weber, en ce qu’elle est le siège de la « bourgeoisie »[4] même dont la « conduite de vie » et les « intérêts » font, au fil des siècles, le lit du capitalisme. Le deuxième chapitre étudie ainsi les conditions d’émergence de cette forme socio-politique de la « commune », si bien condensée par l’adage « l’air de la ville rend libre » (p. 74). C’est par des évolutions du droit foncier et du « statut juridique des personnes » que se produisent les principaux mouvements originels vers la « commune », ainsi que sous l’influence du christianisme qui dilue les anciennes formes d’appartenance (notamment lignagères et symboliques) et contribue à mettre sur pied toute une administration. Weber pointe à de multiples reprises que, dans diverses villes non-occidentales, mais aussi occidentales antiques, c’est justement la prégnance de ces appartenances holistes et symboliques qui a freiné l’émergence de la forme communale, où domine « l’individualisation du droit de cité » (p. 86). C’est enfin la puissance militaire et/ou économique de certaines couches de citadins qui obligeait les souverains à se garantir leur soutien, raison pour laquelle les communes ont, selon Weber, deux types de « genèses » : soit « dérivée », c’est-à-dire que la commune se fonde sur un « octroi de privilèges » de la part des seigneurs féodaux locaux ; soit « originaire », c’est-à-dire que par un coup de force (généralement juridique) une commune est fondée par des meneurs audacieux, conjurant contre les autorités en place.

Au terme de longues « luttes entre les ordres » (p. 34) menées par les notables urbains contre les pouvoirs féodaux, on peut distinguer qu’un nouveau type de ville émerge dans le raisonnement de Weber : la « ville patricienne », dominée en fait – et parfois aussi en droit – par une catégorie de notables que l’auteur allemand désigne du terme générique de « patriciens ». Le troisième chapitre explique ainsi que, dans l’Antiquité, le « patriciat » urbain se formait à partir de critères symboliques (appartenance à un lignage noble ou à une certaine « tribu »). En revanche, et par contraste, on peut observer qu’au Moyen Âge, le « patriciat » des villes, où règne la « communauté des statuts », se fonde plutôt sur des critères économiques : les patriciens sont des « rentiers » tirant profit de propriétés rurales qui les dispensent d’occuper une activité professionnelle[5], et sont donc, de fait, les seuls « disponibles », et suffisamment armés, pour prendre en charge la politique urbaine.

Mais cette domination patricienne ne dure pas éternellement et on peut observer qu’une « évolution « démocratique » » va changer la donne en faisant advenir un nouveau type de ville : la « ville plébéienne », objet du quatrième et dernier chapitre du livre. Weber réfléchit longuement l’exemple du « popolo » italien, « le premier groupement politique tout à fait conscient de son caractère illégitime et révolutionnaire » (p. 152, souligné par Max Weber), qui, à partir de la toute fin du XIIe siècle, organise une administration, une juridiction, une milice… pour lutter contre le patriciat. L’auteur allemand remarque une similitude avec les poussées démocratiques urbaines de l’Antiquité, ce qui lui fait postuler que les « formes » sociales se caractérisent par une « Eingengesetzlichkeit », une « logique propre » (p. 162)[6]. Ces mouvements démocratiques antiques puis médiévaux aboutissent, non pas à l’égalisation des conditions, mais plutôt à « l’institutionnalisation » du groupement politique urbain, à la reconnaissance de la légitimité du modèle « bourgeois » et du « principe de la commune territoriale » ; mais aussi à d’importants mouvements de rationalisation du droit, de la législation, de l’administration, et à l’émergence du principe de la représentativité politique.

Si l’ouvrage de Weber ne comporte formellement pas plus de conclusion que d’introduction rédigée de sa main, on peut considérer que toute une partie du quatrième chapitre joue le rôle de clôture finale de la réflexion. Dans ces passages décisifs, l’auteur reprend les données établies auparavant sur les villes occidentales, puis systématise et synthétise la comparaison entre les types antique et médiéval, en remettant en valeur les spécificités du second type. Les deux catégories connaissent, aux yeux de Weber, des cycles similaires de soumission à des pouvoirs extérieurs, entre lesquels s’intercalent des époques d’indépendance, mais, pour autant, seule la ville occidentale médiévale s’est avérée déterminante dans l’avènement du capitalisme et de l’État modernes. Après avoir reformulé sa question fondamentale, Weber regroupe les éléments de réponse développés tout au long du livre : les « communes » sont caractérisées par l’« autonomie politique », une « politique extérieure expansionniste » (notamment à l’égard de la campagne environnante), l’« autonomie juridique », l’« autocéphalie » (les autorités de la ville émanaient exclusivement de la ville), l’« autonomie fiscale », la « politique économique autonome » (notamment dans la gestion du marché)…

Weber présente une possibilité de réponse dans l’opposition entre l’« homo politicus » et l’« homo oeconomicus », soit entre le caractère politique des facteurs dominant l’organisation sociale des villes antiques, et le caractère économique des facteurs dominant l’organisation sociale des villes médiévales. Dans les premières, le patriciat, puis la paysannerie, le « démôs » et les hoplites ont été porteurs de l’« orientation d’abord politique et militaire » de la cité antique (p. 210) ; en revanche, pour les secondes, les citadins qui mettent à bas la domination patricienne « étaient intéressés de manière croissante par le profit issu pacifiquement du commerce et de l’artisanat » (p. 212), car ils étaient eux-mêmes massivement issus des « métiers » et des « arts ».

Le dernier intérêt majeur de cette nouvelle édition est qu’elle s’achève sur une postface d’Yves Sintomer[7] qui, sans concession, réévalue La ville à l’aune des progrès récents des sciences sociales, et plus spécifiquement de l’« histoire globale ». Le chercheur affirme l’intérêt du texte de Weber « dans la voie d’une sociologie historique de la mondialisation » (p. 251), et met en valeur certaines riches intuitions de l’auteur allemand qui, en dépassant les réflexes évolutionnistes de son époque, « anticipe les chemins actuels empruntés par l’histoire globale » (p. 236). Cependant, Weber, d’une part, reste cerné par les œillères de « l’européocentrisme » qui lui font perdre de vue toute une part de l’histoire mondiale qu’il prétend étudier, et, d’autre part, certains des idéaux-types mobilisés dans l’ouvrage peuvent, selon Y. Sintomer, prêter le flanc à la critique. Enfin, aux yeux de ce dernier, Weber élude totalement la question de la ville comme espace public et comme lieu (physique) du jeu de l’opinion publique, pas plus qu’il ne distingue clairement la « cité républicaine » du reste des villes occidentales. Au final, une édition d’une grande richesse et d’une grande rigueur qui a le mérite de replacer La ville dans d’importants débats actuels, sans tomber dans l’admiration ou l’hagiographie, et qui met la critique scientifique au service de vastes perspectives de recherche.

Notes de bas de page :

[1] Agrégé et docteur en philosophie (http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-La_fabrique_des_derniers_hommes-9782707172945.html)

[2] Freund Julien, « Préface », in Weber Max, La ville, Édition Aubier, Paris, 1982, p. 8.

[3] Berlan Aurélien, « Introduction. Le citadin, le citoyen et le bourgeois », in Weber Max, La ville, Édition La Découverte, 2014, p. 18.

[4] Aurélien Berlan, dans son introduction, fait une importante mise au point sur la difficulté qu’on peut avoir à appréhender, en français, la notion allemande de « Bürger », qui renvoie, selon les contextes, à « une série de classes définies par des intérêts économiques » (« bourgeois » dans un sens actuel assez courant), « tous les citoyens au sein d’un corps politique défini par le monopole de certains droits », ou « un ordre (Stand) défini par un niveau de fortune et de culture constitutif d’un certain prestige » (p. 37).

[5] Et qui leur permettent éventuellement d’investir dans des « affaires » en ville, toujours en évitant de travailler, la « position d’entrepreneur » étant « interdite » aux lignages de « rang supérieur », et le « travail lucratif » tombant globalement dans un considérable « mépris » (p. 148).

[6] Qu’on peut aussi traduire par « loi interne propre », Freund, ibid., p. 16.

[7] Professeur en sciences politiques (http://www.sintomer.net/)

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