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Penser la légalisation du cannabis

Politique Psy, soins, santé

04 Mar 2016

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Couverture du livre de Ch. Ben Lakhdar

Note de lecture de :

Christian Ben Lakhdar, De l’intérêt de sortir le cannabis des réseaux criminels. Pour une régulation d’un marché légal du cannabis, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « Pour mieux comprendre », 2016, 137 p.

Note de lecture disponible sur le site Lectures

Voir aussi le site des éditions Le Bord de l’Eau

Christian Ben Lakhdar est maître de conférences en économie à l’Université de Lille 2, et travaille depuis quelques années dans le champ de l’économie de la santé et des drogues. Il publie ici son premier ouvrage, qui reprend et synthétise ses recherches sur les implications relatives au statut légal ou illégal du cannabis. Le résultat est un ouvrage non pas académique à proprement parler, mais une prise de position dans le débat public, comme on peut l’observer à travers les efforts palpables de synthèse et de pédagogie déployés par l’auteur.

L’essentiel du livre, en effet, porte moins sur l’intérêt de légaliser le cannabis que sur les multiples inconvénients de son actuelle illégalité. À travers huit courts chapitres, Ben Lakhdar brosse un état des lieux de la consommation de cannabis en France et ailleurs, et évoque les problématiques principalement judiciaires, sanitaires mais aussi budgétaires, de la pénalisation de ce produit. En restituant un tableau général et en tenant une multitude d’aspects de la question du statut du cannabis par rapport à la loi, Ben Lakhdar propose donc une vision très générale des arguments en faveur de la légalisation, et son ouvrage constitue une excellente introduction à ce débat.

L’auteur commence par constater que la légalisation du cannabis progresse partout dans le monde, ou du moins l’assouplissement des législations relatives à celui-ci, sauf en France, alors que notre pays est l’un des plus gros consommateurs d’Europe. La pénalisation du cannabis pose donc une série de problèmes importants, qui fait dire à l’auteur que les politiques de prohibition sont irrationnelles et irresponsables. L’ouvrage se propose d’examiner ces problèmes, ainsi que les nombreuses alternatives à la pénalisation, qui permettraient de mieux gérer les risques inhérents au cannabis.

L’auteur dresse d’abord, à travers deux chapitres, un état des lieux de la consommation de cannabis dans le monde, et des effets de cette consommation. Il mobilise diverses enquêtes quantitatives américaines, européennes, françaises, qui se rejoignent toutes pour poser le constat d’une augmentation incessante de la consommation de cannabis, quelles que soient les tranches d’âge, le sexe, ou la catégorie socioprofessionnelle. En France, ce sont particulièrement les jeunes hommes de 17 à 25 ans qui sont les plus représentés parmi les consommateurs de cannabis. Cette consommation en hausse doit poser question car, rappelle l’auteur, le cannabis n’est pas un produit anodin. Des études toxicologiques françaises et britanniques ont cependant établi que le cannabis est moins nocif que l’alcool notamment (ainsi que la plupart des autres drogues illicites), pour l’individu et la collectivité, aux niveaux sanitaire et économique. En outre, d’autres études attestent que le cannabis peut avoir des effets thérapeutiques utiles contre certaines pathologies graves, qu’il est utilisé par beaucoup de gens pour ses effets sédatifs, mais aussi, récréatifs. Cependant, à court ou à long terme, le cannabis peut effectivement comporter des risques sanitaires importants : pathologies psychiques chez les personnes prédisposées, cancers (notamment lorsque le cannabis est brûlé et/ou consommé avec du tabac), accidents de la route, etc. Après ces premiers constats généraux, Ben Lakhdar cherche à montrer en quoi les politiques répressives sont devenues contre-productives, voire injustes.

Depuis les années 1980 se sont succédées quelques campagnes de prévention destinées au grand public, qui semblent avoir eu peu ou pas d’effet sur les consommateurs potentiels de cannabis, dans la mesure où elles étaient inscrites dans la rhétorique de la « guerre à la drogue » : ces campagnes comportaient un profond mépris pour les produits et pour leurs usagers. Des campagnes en milieu scolaire et des « Consultations jeunes consommateurs » se sont développées et sont généralement reconnues comme pertinentes, mais c’est surtout l’illégalité du cannabis qui empêche d’en discuter collectivement et rationnellement : on ne connaît donc pas l’impact réel de ces campagnes de prévention. En outre, le refus des acteurs publics de comparer les drogues entre elles et d’admettre la moindre dangerosité du cannabis (notamment par rapport à l’alcool, légal), ainsi que le très faible développement de pratiques de « réduction des risques » nuisent gravement aux démarches de prévention des risques relatifs au cannabis.

Comme le martèle Ben Lakhdar à plusieurs reprises, la prohibition du cannabis est « une lutte vaine et coûteuse » (p. 59), comme l’indique le titre du quatrième chapitre. Pour appuyer son propos, l’auteur remonte historiquement aux années 1960 – 1970, qui ont vu l’émergence de politiques de répression des drogues, notamment sous la pression des États-Unis. Ben Lakhdar voit un second mouvement répressif s’enclencher en France dans les années 2000, suite aux mesures de Nicolas Sarkozy. Le marché du cannabis s’est donc simplement reconfiguré en augmentant à la fois le prix et la qualité des produits disponibles ; en outre de nouvelles offres se développent grâce à Internet.

Concernant le coût de ces politiques répressives, l’auteur présente ce qui constitue sans doute les arguments les plus frappants en faveur d’une dépénalisation : non seulement le coût social du cannabis est largement inférieur à celui de l’alcool ou du tabac, mais, en outre, dans les coûts induits par le cannabis, ce sont les pratiques de répression et d’emprisonnement qui coûtent le plus cher, loin devant les pratiques de prise en charge ou de prévention, et encore plus loin devant le coût induit par les pathologies liées au cannabis [1]. Cela pose le grave problème d’un épuisement des forces de l’ordre et d’un engorgement des tribunaux (d’autant que la justice est, selon l’auteur, assez peu compétente pour juger si un consommateur est un « délinquant » à punir ou un « malade » à soigner).

En raison donc des multiples atteintes à la liberté individuelle, la loi du 31 décembre 1970 qui pose les bases de la politique de prohibition, paraît anticonstitutionnelle [2]. En outre, après avoir restitué les résultats de diverses enquêtes montrant la forte discrimination sociale et ethnique en vigueur aux États-Unis et en Grande-Bretagne dans la répression contre le cannabis, Ben Lakhdar estime que les mêmes processus de discrimination ethnique ont tendance à fonctionner en France. Les forces de l’ordre se fatiguent dans un « jeu du chat et de la souris » (p. 83) avec certains consommateurs qu’ils connaissent, dans le seul but de répondre aux exigences de la « politique du chiffre », ce qui débouche selon Ben Lakhdar sur le fait qu’« une fraction de la population se fait harceler pour un comportement que 4,6 millions de Français ont eu lors de l’année écoulée » (p. 84).

L’auteur se penche ensuite sur les réseaux qui produisent et/ou revendent du cannabis, et s’évertue à contredire les « fantasmes » et erreurs de calculs relatifs à ces trafics. Les divers acteurs d’un réseau se répartissent différentes tâches, et donc différentes positions sur une échelle de revenus, que Ben Lakhdar estime assez proche de l’échelle des revenus de l’économie légale. Les producteurs indépendants et les petits vendeurs de rue font ainsi du trafic pour se garantir un complément de revenu, voire pour « survivre », en « dernier recours », tandis que seule une minorité dégage des revenus importants du trafic de cannabis.

L’avant-dernier chapitre est le moment clé où Ben Lakhdar examine différentes alternatives à la prohibition du cannabis. Il pose tout d’abord que le choix n’est pas simplement entre « libéralisation totale » ou prohibition : il y a diverses modalités intermédiaires. Les Pays-Bas et le Portugal sont les plus tolérants par rapport à l’usage du cannabis (dépénalisé) mais le trafic et l’offre de ce produit sont encore mal encadrés, ce qui peut générer des situations insensées. Cette dépénalisation de l’usage présente néanmoins de sérieux avantages sanitaires, puisqu’elle permet une régulation des consommations. Les Cannabis Social Clubs en Espagne sont des mouvements citoyens tirant partie du flou de la législation pour chercher une émancipation collective des consommateurs par rapport à la répression étatique et aux réseaux criminels, notamment à travers la production et la distribution autosuffisantes de cannabis. Un autre exemple qui est pris par l’auteur est celui du Colorado, qui a totalement légalisé le cannabis mais qui doit maintenant lutter contre les dérives du marketing incitatif à la consommation. Ainsi, en reprenant les résultats d’un rapport qu’il a co-écrit pour le think-tank Terra Nova [3], l’auteur estime que c’est le monopole public de la production et de la distribution du cannabis par l’État qui conviendrait le mieux à la France, établissant une « légalisation contrôlée » de ce produit. Cela permettrait en effet, dans un premier temps, de court-circuiter les réseaux criminels, de réguler les consommations et prévenir les risques sanitaires, tout en permettant des recettes fiscales importantes. Dans un second temps, l’État pourrait ensuite, selon l’auteur, mettre en place « des politiques de taxation agressives » et une politique sanitaire visant à « limiter le nombre de consommateurs » (p. 109), comme il s’est mis à le faire récemment avec le tabac ou l’alcool.

Enfin, Ben Lakhdar insiste, dans le dernier chapitre, en montrant que l’opinion publique a évolué en faveur de la légalisation du cannabis au cours du XXe siècle : aux États-Unis dans les années 2000 pour la première fois de l’histoire, les opinions favorables et défavorables à la légalisation du cannabis sont au même niveau. En France en revanche, l’opinion publique est plus ambivalente : la part d’opinions favorables à l’usage du cannabis à certaines conditions progresse fortement, mais les Français restent nombreux à être défavorables à la mise en vente libre du cannabis. Selon l’auteur, cela peut s’expliquer par le fait que les groupes de pression français en faveur de la légalisation sont assez faibles, et que les volontés politiques en la matière sont très peureuses.

C’est justement cette volonté politique qui est mise en cause dans la conclusion de l’ouvrage, car face à la fragilité des arguments des opposants à la légalisation du cannabis, la piste d’une légalisation contrôlée par un monopole public doit être examinée, d’après Ben Lakhdar.

Au final, l’auteur fait le choix d’une présentation générale et synthétique des enjeux relatifs au statut du cannabis. À travers une analyse accessible à tout public, un effort de pédagogie et de simplicité d’expression, on a entre les mains une excellente introduction aux débats sur les enjeux de la légalisation du cannabis. On aurait pu souhaiter que certaines thématiques soient approfondies, ou que d’autres sources viennent enrichir l’analyse (il n’y a par exemple aucune référence aux travaux d’Howard Becker sur les consommateurs de cannabis) mais alors on n’aurait plus entre les mains tout à fait le même objet. Gageons qu’il puisse contribuer à épurer un débat encore largement entravé par le conformisme politique et l’inertie institutionnelle.

Notes de bas de page :

[1] Ben Lakhdar reprend des données qu’il avait présentées dans sa contribution au rapport suivant : Costes Jean-Michel (dir.), Cannabis, données essentielles, Saint-Denis, OFDT, 2007, p. 146-149, disponible à l’adresse suivante : http://www.ofdt.fr/BDD/publications/docs/cdecomp.pdf.

[2] Comme le suggèrent les travaux approfondis auxquels renvoie l’auteur : Caballero Francis et Bisiou Yann, Droit de la drogue, Paris, Dalloz, 2000 (2ème édition).

[3] Ben Lakhdar Christian, Kopp Pierre et Perez Romain, « Cannabis : réguler le marché pour sortir de l’impasse », Terra Nova, décembre 2014, disponible à l’adresse suivante : http://www.tnova.fr/note/cannabis-r-guler-le-march-pour-sortir-de-l-impasse.

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