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La dynamique des inégalités en France : histoire, géographie, démographie.

Économie Sociologie et Anthropologie

19 Oct 2015

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Couverture du livre "Atlas des inégalités"

Note de lecture :

Hervé Le Bras, Atlas des inégalités. Les Français face à la crise, Paris, Éditions Autrement, collection « Atlas/Monde », 2014, 96 pages

Site des éditions Autrement

Note de lecture disponible sur le site Dissidences

Directeur de recherche émérite à l’INED, Hervé Le Bras mène depuis plusieurs décennies des travaux multidimensionnels où sont mêlées notamment géographie, histoire et démographie. A travers l’atlas qu’il a proposé l’an dernier, Le Bras poursuit l’analyse des disparités régionales internes à la France qu’il a travaillée avec Emmanuel Todd[1].

L’ouvrage est court mais très dense, et propose une vision particulièrement ambitieuse des phénomènes sociaux d’inégalité : dans une approche dynamique, l’auteur mobilise des perspectives démographiques, historiques, géographiques, mais aussi sociologiques, voire anthropologiques. Découpé en quatre grandes parties, le livre s’avère un outil très intéressant, d’une prise en main aisée, notamment à travers des explications claires et concises, illustrées par une multitude de cartes fabriquées par l’auteur à partir de données diverses. Ce format sert parfaitement la volonté de l’auteur d’une approche globale de l’inégalité, qui rejoint un refus de la spécialisation disciplinaire à outrance[2], et permet de coller au mieux à « l’enchevêtrement des inégalités » (p. 6). En effet, comme le montre l’introduction, l’inégalité est loin d’être simplement économique ou « monétaire », et se trouve plutôt être un phénomène multidimensionnel, multicausal et cumulatif, d’où l’intérêt d’un atlas pour tenir ensemble une multiplicité d’angles d’analyse.

La première partie du livre tente de situer quelques disparités régionales en termes de fécondité et de mortalité, Le Bras commençant par montrer que du point de vue de la densité de population, depuis le XIXsiècle, les campagnes françaises ont été « désertées » au profit des villes, vallées, zones fluviales, côtes atlantiques et méditerranéennes. Ce phénomène de longue durée est nuancé par certaines variations relatives à la croissance démographique, qui s’est avérée importante entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la fin du XXe siècle, presque partout en France mais, depuis les années 2000, dans les zones rurales surtout. Avec ce dynamisme, la France a vécu « une spectaculaire inversion » (p. 14) de sa position dans le palmarès des pays européens les plus féconds, passant du bas du tableau avant la Seconde Guerre mondiale, à la tête de celui-ci à partir du « baby-boom » des années 1940. Le Bras avance quelques facteurs explicatifs d’ordre « anthropologique » à ces mouvements démographiques, notamment l’évolution des structures familiales et des mœurs religieuses. Ces facteurs sont encore plus prégnants en ce qui concerne les mariages tardifs et naissances hors mariage, dont l’augmentation devient un « indicateur de modernité » (p. 16). Le Bras achève cette première partie en pointant les écarts de mortalité, qui « demeurent importants en France » (p. 20) en fonction du genre, de la condition socioprofessionnelle, de la région, notamment.

La seconde partie restitue les « deux grands axes » (p. 23) géographiques de l’inégalité en France : la « métropolisation » des richesses et des compétences, d’une part, l’impact des particularismes familiaux et religieux des régions, d’autre part. Le Bras commence par montrer qu’à la concentration urbaine des cadres supérieurs – dans une moindre mesure, des « cadres moyens et techniciens » – répond la relégation des populations ouvrières dans des zones périphériques ou non-urbaines. Les artisans, petits commerçants et professions manuelles ont d’ailleurs rejoint ces dernières, surtout dans la moitié sud de la France, où ils supplantent les agriculteurs. Si les taux de chômage et les écarts d’âge, de genre ou de profession ont fortement variés depuis les années 1980, la géographie de ces taux a semble-t-il peu varié : les territoires qui souffrent le plus du chômage sont le Nord, les villes et les régions déchristianisés où les solidarités familiales sont moins fortes. Les jeunes et les moins diplômés sont les plus souvent dépourvus d’emploi, tandis que l’emploi à temps partiel concerne surtout les femmes, qui sont en outre touchées par les inégalités en termes de salaires et de « fonctions économiques » (p. 33). A ces données, Le Bras adjoint de précieuses hypothèses explicatives qui puisent dans les histoires régionales, les caractéristiques qu’il appelle « anthropologiques » (implantation du catholicisme, formes des solidarités familiales, modes d’héritage, etc.) L’auteur étudie ensuite les inégalités de revenus, qui sont les plus criantes dans les villes et zones urbanisées, tandis que les zones rurales, globalement plus défavorisées, sont sensiblement moins inégalitaires. Après la fin des Trente Glorieuses, ce sont surtout les jeunes et les femmes seules qui ont été touchés par la pauvreté, tandis que la situation des retraités s’améliorait quelque peu. En outre, si depuis les années 1990 le nombre de bacheliers a tendance à stagner, les disparités régionales et la rivalité entre Bac général et Bac technique se sont accrues, non sans effet sur les salaires et le risque de chômage, bien que les femmes soient en moyennes plus diplômées que les hommes. La deuxième partie du livre se clôt sur quelques pages qui constituent « le cœur de l’atlas » (p. 42), et sont relatives à des inégalités géographiques dues à la « métropolisation » de la société. Si les cadres supérieurs, les hauts revenus et les professions intermédiaires les plus diplômées se concentrent dans les grandes zones urbaines, les « classes populaires diplômées », quant à elles, sont plus attirées par des « régions périphériques », par ailleurs rurales ou urbaines.

La troisième partie du livre examine les inégalités en matière de « solidarité » et de liens sociaux. Ainsi, si depuis les années 1980, soit pour leurs études supérieures, soit en guise d’« épreuve initiatique », les jeunes se sont concentrés dans les zones urbaines, c’est, pour ainsi dire, l’inverse pour les personnes âgées de plus de 65 ans, bien que ce soit groupe soit très hétérogène. Malgré une concentration des personnes âgées dans le Sud-ouest pour des raisons démographiques, il semble que les couronnes des grandes villes soient également concernées par le vieillissement. Le Sud-ouest est en outre marqué par des « traces de complexité familiale » (p. 54), c’est-à-dire que les anciens rapports familiaux dus au modèle « complexe » – dans lequel plusieurs familles ou personnes apparentées cohabitent – ont encore une forte influence sur les modes de solidarité, malgré la régression « empirique » de ce modèle en tant que tel. C’est ainsi dans le Sud-ouest, par exemple, qu’on trouve le moins de ménages avec trois enfants ou plus, mais le plus de couples sans enfant vivant avec une autre personne, et le plus de ménages constitués par plusieurs familles. Pour montrer comment ces « structures familiales » et « solidarités de voisinage » puisent loin dans l’histoire de France, Le Bras présente des cartes remontant au XIXe siècle, figurant l’opposition entre, grossièrement, le Sud-ouest et le reste de la France, en matière de « coutumes d’héritage », de « statuts agricoles », d’alphabétisation de la population, de divorce… Par ailleurs, c’est parmi les jeunes, les urbains et les ouvriers qu’on trouve le moins de propriétaires de leur logement, ces catégories étant notamment concernées par le logement social. Les zones non-urbaines sont d’ailleurs les principaux « territoires où l’on vit » (p. 64), tandis que les villes drainent les emplois et suscitent beaucoup de déplacements à leurs abords (mobilité domicile-travail).

L’auteur consacre également quelques pages particulièrement intéressantes sur l’immigration, replacée dans une longue durée. Dès le XIXe siècle, des étrangers et immigrés s’implantent dans les régions frontalières et méditerranéennes, et travaillent beaucoup dans l’agriculture, désertée par les jeunes français en partance pour le secteur industriel. Après les deux guerres mondiales, hormis un ralentissement du à la crise de 1929, l’immigration est dynamisée par la forte demande de main d’œuvre du patronat industriel, qui envoie des « rabatteurs » en Afrique chercher des ouvriers. C’est avec la crise économique des années 1970 que l’immigration ralentit, montrant qu’elle « répond à des incitations économiques plutôt qu’à des mesures politiques ou sociales […] Lorsque l’économie plonge, comme en 1974 ou en 2008, le solde migratoire diminue. Lorsque l’économie redémarre, l’immigration redémarre à son tour » (p. 67). L’auteur rappelle que dès le premier recensement de population compilant les origines des étrangers, en 1851, des migrants belges et allemands représentent 5 à 7 % de la population dans les départements du nord-est, et les migrants italiens jusqu’à 6 % dans les départements du sud-est. Les migrants s’implantent donc en France à partir des territoires frontaliers à leurs pays d’origine, comme le montre également le cas des Espagnols, qui s’implantent, à partir des années 1930, dans le Sud-ouest. Le Bras reprend au sociologue américain Samuel Stouffer sa théorie de la « compétition » entre migrants pour mettre en valeur le fait qu’à leur arrivée, les Portugais n’ont pas pu s’implanter dans les mêmes territoires que les Espagnols, avec lesquels ils étaient en « concurrence ». Phénomène similaire avec les migrants en provenance d’Afrique du Nord à partir des années 1960 : Algériens et Marocains semblent contourner l’implantation des Espagnols, Portugais et Italiens, et s’implantent plus au nord ; cependant Le Bras attire l’attention sur le fait qu’Algériens et Marocains ne s’implantent pas pour autant dans les mêmes zones les uns et les autres. Comme a également pu le montrer, dans divers travaux, Abdelmalek Sayad à propos des migrants algériens notamment, Le Bras pointe que les migrants originaires « d’une même petite région, voire d’un village » (p. 69), se rassemblent là où, en France, leurs anciens compatriotes se sont implantés. La troisième partie du livre s’achève sur une analyse des religions présentes en France, à commencer par la « cristallisation » du pays à partir de la Révolution française, autour du rapport au catholicisme. Très grossièrement, l’est (Alsace-Lorraine), l’ouest (Vendée), une partie du sud (autour du Puy-de-Dôme), et le Nord dans une moindre mesure, constituent la France catholique, celle dans laquelle les prêtres ont refusé de prêter serment à la Constitution en 1791, et celle, quasiment trait pour trait, dans laquelle les catholiques pratiquants sont encore les plus nombreux au début des années 2010. Protestantisme, Islam et « autres religions » y sont également modérément implantées, ainsi qu’en Île-de-France. Les autres régions, postule Le Bras, à travers leurs contacts plus fréquents avec Paris, ont tendance à « accorder plus de confiance à l’État » (p. 70), et sont moins marquées par le catholicisme. L’auteur fait alors observer que la carte de cette deuxième France, où l’on compte 30 à 40 % de personnes se déclarant « sans-religion », semble largement recouper la carte de « l’ancienne zone communiste du centre de la France » (p. 73).

La quatrième partie de l’ouvrage prend donc pour thème cette géographie politique de la France, que Le Bras aimerait plus ambitieuse que la géographie électorale traditionnelle, en l’alimentant des perspectives anthropologiques et historiques qu’il a évoquées dans les pages précédentes. Il observe ainsi qu’au cours du XXe siècle, la vie politique française s’est structurée autour de l’opposition entre les bastions communistes et ceux du centre-droit « démocrate-chrétien ». La carte des premiers est presque l’exact inverse de la carte des seconds, cette dernière recoupant « presque exactement celle de la pratique catholique » (p. 76) à partir des années 1960. Les années 2000 connaissent cependant une transformation considérable, comme en témoignent les élections de 2002, qui sont suivies par une nouvelle stabilisation. En effet, les comportements politiques se sont presque inversés, des régions catholiques votant massivement à gauche, et des régions déchristianisées votant maintenant à droite ; c’est même dans le Sud-ouest que François Hollande a fait ses meilleurs résultats, c’est-à-dire « presque exactement la région la plus vieillie et la moins ouvrière de France » (p. 78), qui est également une des plus catholiques. Le vote pour la droite apparaît aussi « versatile » et « opportuniste », fluctuant entre centre et extrême droite de façon assez équilibrée : en 2007, Sarkozy fait ses meilleurs scores là où Le Pen père avait eu du succès en 2002, mais, parallèlement, les régions plus « chrétiennes-démocrates » ou centristes ont boudé le candidat de l’UMP. En 2012, c’est quasiment l’exact inverse : les régions où le FN était bien implanté abandonnent Sarkozy, ce qui peut expliquer sa défaite. C’est ainsi que l’extrême droite apparaît à Le Bras comme un « refuge des exclus », depuis l’émergence du FN dans les années 1980 jusqu’à 2012 : la carte électorale varie peu sur ce point, mis à part le fait que le vote FN se déplace des villes vers les campagnes. Contrairement aux autres partis, le FN incarne donc aux yeux de Le Bras « des craintes et des déceptions » (p. 83). C’est ce qu’indiquent les élections européennes de 2014, au cours desquelles le FN a connu un succès important dans certains territoires éloignés des grands centres, dans la continuité de son implantation des années 2000. C’est dans « les régions les plus dynamiques » et les « régions de tradition catholique » que l’extrême droite a le moins progressé (p. 84). Le Bras invite donc à revoir la théorie de la « porosité » de l’électorat d’extrême-gauche avec celui d’extrême-droite : entre 2012 et 2014, les régions où le vote pour le Parti de Gauche a régressé ne sont pas celles où le FN a progressé.

Dans sa conclusion, Le Bras rappelle que les disparités entre régions sont bien plus anciennes que les crises économiques des années 1970, et que les inégalités qui se déploient ont tendance à « faire boule de neige » (p. 86), l’inégalité de revenus étant par exemple une cause autant qu’une conséquence du système formé par les diverses inégalités. Si l’on compile plusieurs indicateurs, on peut avoir l’impression que l’inégalité est plus forte en ville mais c’est inexact ; c’est d’ailleurs dans les cantons entourant les grandes villes que les inégalités sont les moins fortes. En dehors des villes, « la carte des zones les plus inégalitaires se rapproche de celle du Front National au premier tour de l’élection présidentielle de 2012 » (p. 88). Ce constat amène Le Bras à mettre en cause le traitement égalitaire des territoires réalisé par les autorités, qui ne tient pas compte de la diversité et de la complexité des « mentalités » et des facteurs anthropologiques et historiques qui distinguent les territoires français : « pour progresser vers l’égalité des individus, il faudra sans doute passer par une politique inégale des territoires » (p. 88).

Au final, l’ouvrage brasse une grande diversité de thématiques et d’angles d’analyse, qui peuvent être lus ensemble ou séparément. On appréciera que l’ouvrage ne s’adresse pas à des spécialistes de la géographie sociale ou de la démographie, et reste ouvert à de multiples débats politiques et scientifiques, tout en conservant rigueur, intelligence et simplicité dans l’argumentation. Un outil précieux pour tous celles et ceux qui sont intéressés par la France actuelle.

[1] Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, L’invention de la France, Paris, Hachette, 1981 ; Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, Le mystère français, Paris, Le Seuil, 2013.

[2] Hervé Le Bras, « Les trois démographies », in Socio, n° 2, 2013, p. 273-290.

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