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Joseph Déjacque, inventeur du mot « libertaire »

Histoire Philosophie Politique

05 Déc 2021

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Couverture du livre de Bouchet et Samzun sur Déjacque

Note de lecture de :

Thomas Bouchet, Patrick Samzun (dir.), Libertaire ! Essais sur l’écriture, la pensée et la vie de Joseph Déjacque (1821-1865), Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, coll. « Cahiers de la MSHE Ledoux », 2020, 272 p.

Note de lecture diffusée sur le site Lectures

Voir le site des éditions Presses Universitaires de Franche-Comté

Dans la première moitié du XIXe, l’artisanat parisien est métamorphosé sous l’effet des progrès en chimie, de la production pour les guerres napoléoniennes et des techniques industrielles mécaniques importées de Grande-Bretagne (machines à vapeur, métier à tisser…). Cette évolution transforme des secteurs entiers formés d’ateliers et de productions domestiques en « fabriques collectives », comme le détaille l’historien Maurizio Gribaudi : « en quelques décennies, chaque îlot du centre-ville s’est mué en une véritable usine à ciel ouvert » [1]

C’est ainsi que les premières marques de la « révolution industrielle » à Paris transforment le mode de production, la démographie, l’urbanisation, faisant par là même émerger une vaste classe de prolétaires : « ce n’est pas seulement l’existence physique des ouvriers qui s’est transformée au contact de l’industrialisation, mais aussi les mentalités […] Désormais, les travailleurs se retrouvaient concentrés à une échelle bien supérieure, dans d’immenses lieux de travail regroupés dans des agglomérations urbaines d’une taille sans précédent » [2]

Partager ces conditions communes fait progressivement prendre conscience des capacités collectives à les transformer. Quasiment dès son émergence, la classe ouvrière parisienne est ainsi en « mouvement », depuis les petits artisans sans-culotte de 1789 jusqu’aux masses prolétarisées de 1848 : tout au long du XIXe, le feu de la nécessaire révolte contre la moderne « servitude »[3] est attisé par les premiers courants intellectuels socialistes – que Marx et Engels, dans leur Manifeste de l’époque, qualifient d’« utopiques » – et par différentes « formes élémentaires » ou « instituées, institutionnalisées » de sociabilités populaires : des cafés et goguettes aux sociétés de secours mutuel en passant par les clubs, journaux ou associations, c’est ce bouillonnement ouvrier qui, favorisant une « montée des masses vers la politique », verra son « accomplissement » dans la Révolution de 1848[4]. Le livre dirigé par Thomas Bouchet et Patrick Samzun rassemble une quinzaine de contributions sur « la pensée et la vie » de l’un des nombreux enfants de cette formidable agitation sociale, et permet ainsi de s’approcher quelque peu de la condition de ces ouvriers qui, souvent contre vents et marées, s’éduquaient eux-mêmes et mutuellement. Joseph Déjacque voit le jour à Paris dans ce contexte animé, en 1821, et travaille dès l’âge de 13 ans « comme apprenti en commerce de papiers peints dans une manufacture de la rue Lenoir »[5]. Il est ouvrier à Paris durant les années 1830-1840, au cours desquelles émergent de grands mouvements contestataires, dans le sillon de « la première révolution prolétarienne du XIXe siècle », en juillet 1830, qui « révèle au peuple parisien sa propre force »[6]. Les grèves et coalitions se multiplient contre la dureté et l’injustice de l’organisation du travail, et les rapports de force montent en intensité jusqu’aux années 1840, durant lesquelles « le monde ouvrier est en ébullition »[7], tandis que Déjacque vient d’entrer dans sa vingtaine.

À l’époque, dans toute l’Europe, « les conditions de travail étaient de plus en plus soumises à l’influence débilitante et unificatrice du marché capitaliste […] La colère s’intensifia après 1845, de mauvaises récoltes s’ajoutant aux aléas de l’économie de marché pour produire une grande crise économique »[8]. De nombreux journaux ouvriers dénoncent ces pathologies sociales, tels que L’Atelier, auquel collaborera Déjacque, qui connaît lui-même la privation d’emploi et la pauvreté en 1847, et s’inscrira d’ailleurs aux Ateliers nationaux en mai 1848.


Joseph Déjacque lit et écrit beaucoup durant cette période de chômage. Le jeune homme a en effet été instruit grâce aux efforts de sa mère, et a fait preuve « très tôt d’un goût marqué pour la lecture et la versification »[9]. L’un des plus anciens textes que l’on possède de lui est ainsi un poème inédit où le jeune ouvrier-poète dénonce la misère sociale comme source d’isolement, de désillusion, de souffrances pouvant mener au suicide, au crime ou à la folie : « la mort, toujours la mort », sa voile noire gonflée par les vents du labeur et de la pauvreté, ne laisse nul répit aux misérables tels que Déjacque (« La misère », p. 23-25).

D’autres inédits de 1847-1848 sont rassemblés dans l’ouvrage dirigé par Thomas Bouchet et Patrick Samzun, ces textes montrant des « réactions à chaud » face à une actualité dans laquelle Déjacque est directement impliqué (il est arrêté en juillet 1848 pour sa participation supposée à l’insurrection). Ces écrits donnent à voir le « glissement » vers un républicanisme enthousiaste, cependant vite déçu par les trahisons des « républicains bourgeois » à l’égard des mouvements et revendications du peuple parisien. On y lit l’émergence d’une conscience politique qui se réalise, comme pour beaucoup de ses camarades, à travers « la douloureuse et intime expérience de la pauvreté », et qui amène Déjacque à la lecture de Proudhon et d’autres socialistes (Tatiana Fauconnet, Alexandre Frondizi, « Un poète-ouvrier socialiste à l’épreuve des révolutions », p. 37-48) [10].

Et « l’expérience pratique » ne manquera pas de mettre la conscience politique du jeune poète prolétaire à l’épreuve : après plusieurs mois de prison en 1848-1849 en raison de ses écrits, il écope d’une nouvelle condamnation par la République bourgeoise quelques mois plus tard après la publication d’un petit recueil de poèmes, Les Lazaréennes[11], en 1851. Il ne purge sa peine qu’en partie et parvient à s’exiler à Bruxelles, puis à Londres et enfin à Jersey. Dès cette époque, Déjacque ayant pris le parti de ses frères et sœurs opprimés, d’aucuns signalent que « mort et régénération » deviennent un « fil conducteur » de ses « poésies sociales » – la mort des siens, prolétaires, suscitant colère, désespoir et appels à la vengeance (Patrick Samzun, « Spectres, volcans, furie : mort et régénération dans les “poésies sociales” de Déjacque (1847-1861) », p. 57-72).

Au cours de cet exil, le poète prolétaire évolue, dans sa trentaine, vers un anarchisme de plus en plus radical, qui l’amène à débattre âprement avec d’autres exilés français – dont Victor Hugo –, qu’il fustige pour leur manque d’implication dans les pratiques révolutionnaires et solidaires des ouvriers. Déjacque poursuit ces polémiques en débarquant à New York au printemps 1854, et surtout à La Nouvelle Orléans, où il s’installe en 1855, prenant là une décision lourde de conséquences.

La Nouvelle Orléans s’est en effet avérée être un véritable « traumatisme » pour cet ouvrier peintre en bâtiment, qui a souffert de la condition prolétarienne et de la concurrence avec les esclaves Noirs ; il connaît des « échecs personnels » en amour et sur le plan éditorial, et se retrouve vite isolé au sein de la communauté francophone en raison de ses prises de position. Si l’atrocité de l’existence qu’il mène en Louisiane a beaucoup inspiré ses poèmes, pamphlets et écrits utopiques, Déjacque est néanmoins amené au terrible aveu qu’il s’est fourvoyé en tentant sa chance dans le sud des États-Unis… Raison pour laquelle on peut se demander si cette triste période n’a pas eu une influence sur les troubles psychiques qui le terrasseront, moins d’une dizaine d’années plus tard (Michel Cordillot, « De la ville monstre à la cité idéale : Déjacque et La Nouvelle-Orléans », p. 105-116).


Après la publication, en 1857, de la célèbre lettre à Proudhon dans laquelle il attaque férocement ses inepties misogynes, et dans laquelle il construit le néologisme « libertaire »[12], Déjacque, rentré à New York, lance un journal du même nom – Le Libertaire –, où il tente de diffuser les textes lyrico-révolutionnaires qui portent sa vision « humaniste libertaire »[13]. Il y publie notamment, sous forme de feuilleton, l’une de ses œuvres maîtresses, L’Humanisphère, où il dépeint sa vision « utopique » d’une société idéale, dans laquelle les humains auraient cessé de s’opprimer les uns les autres et vivraient en « harmonie » (Carmelina Imbroscio, « L’“utopique perfectibilité” de L’Humanisphère », p. 73-84).

En 1861, de nouveau cerné par le chômage et la misère, il doit cesser ses modestes publications et quitte New York l’année d’après pour rentrer en France. Sombrant rapidement dans le désespoir et la démence mystique, il est interné en avril 1864, et décède en novembre 1865.

Les écrits de la « comète » Déjacque seront fort peu connus de son vivant, comme le fait remarquer Gustav Landauer qui considère que, après la publication de L’Humanisphère à Bruxelles en 1900, le poète prolétaire et son « communisme anarchiste » mériteraient pourtant bien plus d’attention (Gustav Landauer, « Joseph Déjacque. Sur la résurrection d’un disparu », p. 85-90). Comme le restitue l’introduction de l’ouvrage (Thomas Bouchet, Patrick Samzun, « Les apparitions d’un spectre », p. 9-20), ce sont en effet Elisée Reclus et Pierre Kropotkine, principalement, qui ont eu le projet d’éditer des textes de Déjacque durant le « moment anarchiste des années 1890 », avant qu’un certain oubli frappe de nouveau cette œuvre, qui ne resurgira que dans le cadre de l’élan socialiste libertaire qui suit Mai-68, à travers des travaux de Miguel Abensour et Valentin Pelosse, notamment[14].


L’écriture de Déjacque, profondément vivante et sensible, révèle sa grande richesse au fil des études littéraires, philosophiques ou historiques qui se multiplient à son sujet depuis les années 1990. Les contributions rassemblées dans l’ouvrage par Tristan Bouchet et Patrick Samzun sont ainsi un pas important accompli dans la compréhension d’une pensée prolétarienne et libertaire pour le moins inspirante. Elles explorent différentes thématiques qui traversent les écrits du poète-ouvrier et qui fleurissent en différents pétales autour d’une même tige : l’utopie anarchiste, « un rêve qui ne s’est pas encore réalisé ». Les techniques (électricité, vapeur) sont ainsi enrôlées au service de l’utopie, car elles allègent le labeur ouvrier (François Jarrige, « Déjacque à toute vapeur : technique, politique, poétique », p. 91-102), que Déjacque aimerait révolutionner en vue de réellement « abolir » les hiérarchies, pour permettre aux prolétaires d’exercer la « législation directe » dans leurs lieux de travail tout comme dans leur « commune », et ainsi réaliser la transition vers « l’ordre anarchique »[15].

Bien plus universitaire que militant, l’ouvrage dirigé par Tristan Bouchet et Patrick Samzun n’est pour autant pas un travail réservé aux érudit·e·s et parvient à faire ressortir la « tension », si ce n’est la passion qui semble consumer l’écriture de Déjacque. Il apparaît ainsi comme une véritable invitation à alimenter ces élans libertaires, en continuant à explorer les textes et l’existence de ce poète-ouvrier ainsi que de ceux de ses camarades qui ont écrit eux aussi, et, pourquoi pas, en s’inspirant de ce qui s’avère, pour nous confiné·e·s et exploité·e·s modernes, l’héritage le plus important qu’ait pu nous transmettre le prolétariat des débuts du capitalisme industriel : les utopies sociales.

Notes de bas de page

[1] Maurizio Gribaudi, Paris ville ouvrière. Une histoire occultée (1789-1848), Paris, La Découverte, 2014, p. 205 ; voir ma note de lecture

[2] Chris Harman, Une histoire populaire de l’humanité, Paris, La Découverte, coll. « Poche », 2015 [2011], p. 357-358 ; compte-rendu de Rachid Id Yacine pour Lectures https://journals.openedition.org/lectures/7198.

[3] Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, Paris, La Découverte, coll. « Poche/Essais », 2014 ; voir ma note de lecture

[4] Jacques Rougerie, « Le mouvement associatif populaire comme facteur d’acculturation politique à Paris de la révolution aux années 1840 : continuité, discontinuités », Annales historiques de la Révolution française, n° 297, 1994, p. 493-516, disponible en ligne : https://www.persee.fr/doc/ahrf_0003-4436_1994_num_297_1_1855.

[5] Notice « Déjacque Joseph », in Jean Maitron, Dictionnaire des anarchistes. Notice revue et complétée par Karine Pichon et Franck Veyron, 19 mars 2014, dernière modification le 1er novembre 2019, en ligne : https://maitron.fr/spip.php?article154757.

[6] Maurizio Gribaudi, op. cit.

[7] Ibid., p. 333 sq.

[8] Chris Harman, op. cit., p. 372.

[9] Notice « Déjacque Joseph », op. cit.

[10] L’historien Maurizio Gribaudi souligne lui aussi, à ce titre, que « ce qui est unique, dans l’expérience politique du monde ouvrier et populaire mûrie dans les quartiers du centre-ville parisien, est bien le fait que le politique ne descend pas d’une théorie pour se caler sur le social, mais que, au contraire, il monte directement de l’expérience pratique », op. cit., p. 362 (italiques de l’auteur).

[11] Joseph Déjaque, Les LazaréennesFables et poésies sociales, Paris, à compte d’auteur, 1851 ; disponible en ligne : https://play.google.com/books/reader?id=xCI4AQAAMAAJ&hl=fr&pg=GBS.PP6.

[12] Joseph Déjacque, « De l’être humain mâle & femelle. Lettre à P. J. Proudhon », Agone, n° 28, 2003, p. 17-28, disponible en ligne : https://agone.org/revueagone/agone28/enligne/. Le poète-ouvrier s’attaque à son ancien « maître » intellectuel, estimant qu’il n’est pas décemment possible de se revendiquer anarchiste tout en prônant l’exploitation de la femme par l’homme ! Proudhon, s’il se refuse à aller au bout de la revendication de liberté qu’il prône pour les ouvriers mâles, n’est rien de plus qu’un « libéral », alors que revendiquer la liberté de tous et toutes sans distinction de sexe, c’est être « libertaire », c’est être véritablement anarchiste. Si la question de l’émancipation féminine amène Déjacque à affirmer un « anarchisme de la liberté », qui n’est pas sans ressemblance avec celui de Bakounine, ses positions ne sont cependant pas sans ambiguïtés, comme l’étudient les contributions de Jean-Christophe Angaut et de Thomas Bouchet (p. 117-128 et p. 129-142).

[13] Irène Pereira, « Anarchismes et libertaires. Les difficultés conceptuelles de la délimitation d’un objet d’étude », Dissidences, n° 14, janvier 2015, p. 25 ; voir ma note de lectureSelon Pereira, cette « grammaire humaniste libertaire » se définit « par le fait que le sujet révolutionnaire en est non pas le prolétariat, ou l’individu, mais le peuple et l’humanité en définitive. Cette conception de l’anarchisme se trouve bien souvent liée à une vision insurrectionnaliste du changement social et une réorganisation sur une base communaliste de la société. Ce qui rend possible le communisme, c’est justement que l’humanité constitue une grande communauté dans laquelle les libertés individuelles sont incluses ». Dans ce cas, « l’anarchie suppose, par l’abolition de la propriété privée, de l’État et généralement de toute forme d’autorité, la constitution d’une communauté humaine. L’individualité est alors la conséquence d’un certain type de relations au sein de cette communauté : des relations par lesquelles les échanges qu’ils soient économiques, culturels ou amoureux s’effectuent librement. Il s’agit donc d’une conception holiste qui suppose la pré-existence d’une solidarité qui garantit un lien moral entre les individus » (ibid., p. 25-26).

[14] Voir principalement : Valentin Pelosse, « Joseph Déjacque et la création du néologisme “libertaire” (1857) », Économies et Sociétés (Cahiers de l’institut de science économique appliquée), tome 6, n° 12, 1972, p. 2313-2349, disponible en ligne : http://joseph.dejacque.free.fr/etudes/neologisme.htm.

[15] Voir notamment les contributions de Ludovic Frobert, Loïc Rignol et Anne-Sophie Chambost.

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