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En homme à Michel Autès…

Sociologie et Anthropologie Travail social

11 Juin 2025

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couverture du livre de Michel Autès "les paradoxes du travail social"

Note de lecture de :

Michel Autès, 1999, Les paradoxes du travail social, Paris, Dunod

couverture du livre de Michel Autès "les paradoxes du travail social"

Ce n’est pas sans une certaine émotion que j’ai appris en avril dernier le décès du sociologue Michel Autès. Je lis ses travaux depuis mes études de sociologie à l’université de Lille il y a plus de dix ans, à l’occasion desquelles je l’avais d’ailleurs croisé lors d’un cours qu’il animait sur Michel Foucault, ce qui nous avait permis d’échanger un peu. Né en 1949, Michel Autès a travaillé au sein du Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE), notamment sur les politiques sociales et sanitaires et sur l’insertion, thèmes sur lesquels il a publié une grande quantité de travaux, qu’on peut consulter notamment sur Cairn ou sur Persee. Didier Dubasque lui a consacré un long texte sur son blog que je vous invite à consulter si vous souhaitais en savoir davantage sur son parcours.

En guise de modeste « hommage » à ces travaux qui m’ont beaucoup fait cogiter, je souhaitais présenter son ouvrage majeur, Les paradoxes du travail social. La première édition sort en 1999, et s’appuie ainsi sur de longues années de recherche et de réflexion sur le champ professionnel du travail social. Suivant l’influence de Michel Foucault ou de Robert Castel, ce livre dense mais indispensable sur le travail social propose une « généalogie » permettant d’analyser l’émergence d’une nouvelle forme de « social » dans le dernier quart du XXème siècle. Pour Autès, en ce qu’il est consubstantiellement lié aux systèmes de protection sociale, au croisement de la logique d’assistance et des dispositifs d’action sociale, le travail social est une « politique des subjectivités » qui fait lien entre les processus de construction des individus et les modèles sociaux dominants. Dans le premier chapitre, l’auteur propose une généalogie du travail social à partir de 1945 pour comprendre comment, en étant unifié dans le cadre de l’action sociale, le travail social atteint son apogée dans les années 1970. Dans le deuxième chapitre l’auteur analyse les indices témoignant de l’émergence d’un « nouvel âge du social » à partir des années 1970 avec une transformation de son lien à la puissance publique, aux métiers, aux objets… Un ensemble de mutations qui placent le travail social à un « carrefour » de son histoire. Dans le troisième chapitre l’auteur se concentre sur la question de l’insertion et notamment de l’insertion par l’économique, pour analyser en quoi elle illustre ce « nouvel âge du social », à travers la stratégie qu’elle incarne, les logiques qu’elle porte, les pratiques qu’elle incite à adopter… Enfin dans le quatrième et dernier chapitre, l’auteur analyse l’évolution des métiers et de la professionnalité dans le travail social depuis les années 1970-1980.

1.

Dans le premier chapitre, Autès propose d’adopter un regard généalogique sur l’émergence du travail social contemporain durant les Trente glorieuses. L’action sociale moderne, qui est le cadre de référence du travail social, émerge à partir de 1945, avec la constitution des dispositifs de la Sécurité Sociale. Pour comprendre les liens entre le travail social et l’action sociale, on peut adopter quatre approches, que l’auteur détaille tout au long du premier chapitre. Une première approche se centrerait sur la construction historique de l’action sociale. Celle-ci s’édifie par un « dialogue » entre initiatives privées et encadrement étatique, de manière visible avec les mesures règlementaires et législations sociales dès 1953 et dans les années 1960. À partir de ce moment, un « foisonnement » de dispositifs et d’interventions se développe, et gagnera en cohérence notamment autour des « objets » qu’ils se donnent pour cibles : « l’asocialité », « l’inadaptation », puis le « handicap ». C’est la seconde approche, par « les objets du social » (p.21). Pour travailler sur ces objets, l’action sociale s’édifie sur ces ensembles d’interventions et de « professions disparates », qu’elle constitue comme son « moyen », son « outil » (p.34) : c’est pour désigner ces multiples « traditions professionnelles » que le terme de « travail social » s’imposera dans les années 1970, c’est donc la puissance publique qui unifie progressivement un champ dit du « travail social » dans le cadre de la politique sociale des Trente Glorieuses :

non seulement il s’agit d’histoires séparées jusqu’à ce que les réunisse, peu ou prou, la tentative de constituer une politique publique d’action sociale, mais il s’agit aussi de projets et de professions construits autour de représentations de la réalité et de projets d’action différents (…) c’est le projet de construire une action sociale publique, sous l’égide de l’État, qui conduit à ramasser et à tisser ensemble une série d’initiatives édifiées séparément au sein de la société civile et que ne rapprochaient que leur commune préoccupation pour traiter les problèmes sociaux, mais, encore une fois, sous des angles et dans des approches séparées (p.36)

Le nom « travail social » émerge sous le feu de la critique post-Mai 68, ainsi que par l’unification des interventions dans le cadre des politiques sociales. Ce nom finira par être revendiqué par les acteurs, et son origine polémique sera oubliée, « par une mystérieuse et secrète alchimie du nom » (p.52). Ce « paradoxe » fondateur dans l’expression « travail social » est « l’expression de la tension qui travaille le social entre la volonté d’un projet de maîtrise de la cohésion sociale, l’État se faisant le dispensateur et le garant du bien être social, et sa dérive toujours possible dans une vision ségrégative et orwellienne du social » (p.50). Dans les années 1980 cependant le travail social sera comme abandonné par les nouvelles politiques publiques : c’est un « rendez-vous manqué » (p.49).

Dans une approche « synchronique », pour compléter ce point de vue historique, le travail social se présente comme une « mosaïque » à plusieurs niveaux. Les pratiques professionnelles sont « segmentées » à travers une arborescence de professions qui peut avoir l’air « nébuleuse », bien qu’elles suivent « la même logique de constitution » historique (p.59). Les activités, postes et métiers sont diversifiés, le champ du social devant construire des spécifications à travers des « conditions de distance et proximité » entre les interventions (p.65). Les publics également forment une mosaïque car leur construction relève d’une « opération symbolique » qui individualise les problèmes et les attribue à des « dispositifs institutionnels » déterminés. Enfin, la « mosaïque du social » apparaît également à travers les multiples référentiels d’action existant et tentant de prendre en charge les « tensions irréductibles » fondatrices du social : il y a une double référence, « bipolarité », entre idéaux humanistes et modèles technicistes, qui « traverse et organise » le travail social. Chaque institution, chaque professionnel, emprunte à ces deux systèmes de référence. Il n’est pas possible d’avoir une lecture univoque du travail social : il est à la fois oppresseur et émancipateur. Il est une véritable mosaïque construite politiquement pour traiter les problèmes des marges de la société industrielle.

La quatrième approche du social proposée par Autès dans ce premier chapitre permet d’en faire un bilan : l’action sociale échoue nécessairement en ce qu’elle est supposée être « responsable et productrice de bonheur commun », et impliquer pour ce faire une « technicisation complète du rapport humain » (p.71). Cet échec est dû à l’inachèvement nécessaire du dispositif d’action sociale, à sa « double logique » entre visée émancipatrice et intervention techniciste, d’une part, et, d’autre part, au fait qu’elle repose sur un véritable « mythe fondateur », à savoir qu’elle n’aurait qu’à réaliser la gestion des individus en marge de la croissance. Paradoxalement, d’ailleurs, c’est par des « dispositifs de gestion des populations » que le travail social veut intervenir sur ces problèmes individualisés. Il peut de ce fait avoir des effets normatifs et contribuer à une « célébration de la normalité » édictée par le « mythe du progrès » économique. En ce sens, le social est « la liturgie du dogme industriel » (p.74). Il y a nécessairement une part d’incertitude du travail social, dès qu’il s’attèle à célébrer les « mystères » de la « rationalité » dominante : « le travail social est plus liturgique que répressif » (p.75). Il relève d’une « opération symbolique » pour donner sens, refaire lien entre marges et centre de la société… Le travail social moderne est en ce sens lié au mode de production industriel, s’appuyant sur les catégories de croissance, d’emploi…

2.

Le deuxième chapitre retrace l’émergence d’un « nouvel âge du social », caractérisé par une entrée en crise, de nombreuses mutations avec leurs conséquences sur le travail social. L’impuissance nécessaire du travail social se fait ressentir à partir des années 1970 avec le retour des rationalités « économique » et « libérale » qui le mettent en crise. Le social est envisagé comme une dépense : il faut de la croissance pour le financer. Plusieurs signes indiquent une entrée en crise (comme l’arrêt de l’accroissement du nombre de professionnels, certains conflits locaux…), ainsi que « l’épuisement du paradigme de l’action sociale rationnalisatrice et centralisée », qui implique l’arrêt des « grands projets de gestion statistique » (p.81). On peut lire ce moment comme une généalogie de la gestionnarisation du travail social. Des critiques politiques et économiques du travail social se combinent : le travail social traditionnel est remis en cause, les logiques gestionnaires commencent à s’immiscer et l’esprit entrepreneurial et marchand est présenté comme un esprit de modernisation (p.87-90). Les représentations du social sont négatives dans les années 1980, qu’elles soient de droite (libérales) ou de gauche (contre l’assistance, pour le progrès), le social se présentant comme « l’envers du politique et la marque des échecs de la société » (p.91). Le social, par les évolutions des années 1970-1980 est en effet fortement vecteur de dépolitisation, du fait de sa construction « technocratique » et de la conception de l’usager dans le registre du droit (p.94). Une « logique technocratique » perdure paradoxalement au tournant des années 1980, engendrant une « dialectique de l’échec et du succès » en ceci que ce moderne entrave et que le « traditionnel » innove.

Alors que les influences libérales dominantes dans les années 1970 cantonnaient la pauvreté à un phénomène accidentel, résiduel, l’émergence d’une nouvelle perception de la pauvreté, liée à la croissance économique, va engendrer l’évolution des objets du social. Après 1981, la priorité est à la lutte contre les inégalités et la compétitivité des entreprises pour favoriser la croissance et le progrès social, car le marché est perçu comme une « réalité indépassable ». La représentation de la pauvreté évolue pendant la décennie. La décentralisation va avoir des conséquences importantes en ce sens. En effet, tout d’abord, alors que le social n’a jamais été très ancré dans l’État central, la décentralisation peut être vue comme résultat de cette ancienne tendance. La logique de proximité engendre une « action sociale locale » sous la forme du développement social, sous la houlette des ingénieurs sociaux, en concurrence avec le travail social traditionnel. Des politiques transversales voient ensuite le jour entre 1981 et 1983 : c’est les débuts de l’insertion, des politiques urbaines, et des politiques sécuritaires locales. Ces politiques sont territorialisées, ce qui ne va pas sans tensions et paradoxes (p.131-134). Avec l’émergence du chômage de masse et de « l’idéologie libérale » on se concentre sur la lutte contre le chômage : « il y a une instrumentalisation de plus en plus forte des interventions autour des objectifs liés à la création d’emplois (…) le social s’instrumentalise » (p.135).

La nouvelle gestion du social sous l’égide du département a pour conséquences une tentative d’instrumentalisation et de réorganisation des services sociaux, le retour en force de l’assistance individuelle, et une injonction à la rentabilité. La décentralisation engendre une « crise de reconnaissance du travail social » : la potentialité d’une crise du travail social est ouverte puisque les fonctions de gestion du social et de mission sont de plus en plus séparées, et que l’articulation politique est « introuvable en dehors d’une stricte logique d’instrumentalisation ». « Les élus locaux héritent d’un appareil dont ils ne connaissent pas le mode d’emploi », et cantonnent le travail social « à la case assistance » en se privant de ses capacités à œuvrer au changement social et à la citoyenneté (p.137). La première réaction à cette crise est de jouer le jeu de la gestion, mais on voit vite que cela étouffe le « symbolique » (p.139-140). La seconde réaction est un repli qu’on dira « corporatiste ». Au final, il y a une déqualification des travailleurs sociaux, dans le sens d’une « stagnation statutaire » et d’une déprofessionnalisation, qui accentue la crise de reconnaissance. Les politiques de l’emploi par ailleurs phagocytent le nouveau social et disqualifient les professionnels traditionnels. On estime que le social est devenu illisible et on cherchera à transformer les formations à partir des années 1990. Avec la logique de « l’exclusion », le travail social n’est plus le seul à promouvoir la cohésion sociale : il devient « pompier ». Le déplacement de la question sociale impacte le travail social :

d’une conception du social réparatrice, on est passé à un social directement confronté aux défaillances et aux ruptures du lien social. D’une gestion des écarts à la norme, on est passé à la nécessité de produire de la norme. Ainsi, le travail social s’est trouvé directement au front de la question sociale, mais sans avoir les moyens et les ressources pour développer de l’action collective (p.148)

Tout cela alors que les énoncés politiques et les référentiels du social demeurent identiques. Par  conséquent, alors que le travail social pourrait être un outil, son rapport au politique le disqualifie. C’est un risque de « dissolution » qu’affronte le travail social, avec le libéralisme dominant.

3.

Dans le troisième chapitre, Autès souhaite étudier l’insertion comme « analyseur » de la « bifurcation » du social, entre renouveau et dissolution dans l’économie de marché (et réduction à de l’humanitaire). La conversion du social à la rationalité économique est plus complexe que simplement linéaire, comme l’illustrera la recomposition de la forme double du social autour de l’insertion. Il faut d’abord retenir que l’insertion ce n’est pas la réinsertion, que faisait le travail social dans les années 1960-1970. L’insertion apparaît avec les tensions sur le marché du travail. Le rapport de B. Schwartz conceptualise cette notion comme un passage et la fera inscrire dans les politiques publiques, comme une manière neuve de répondre à la « nouvelle » question sociale. L’insertion est un « mot valise » qui répond à exclusion, articulé autour du travail et du lien social.

L’insertion, notamment l’insertion par l’économique, permet d’observer les évolutions de la forme salariale. Elle émerge à la fin des années 1970, quand des travailleurs sociaux créent des dispositifs, qui seront réglementés dans les années 1980-1990, mais seront rapidement jugés manquer d’efficacité en tant que « traitement social du chômage » (p.180). L’insertion par l’économique se décline en six modèles : la réinsertion sociale, l’insertion comme « sas vers l’emploi normal », le « second marché du travail », le modèle de la « flexibilité », la création d’entreprises individuelles, et une logique d’échange non-monétaire. Ce vaste champ comporte plusieurs grands enjeux : les statuts et contrats de travail (on fait comme si le plein emploi était possible), la question de l’efficacité (les objectifs sont différents selon les publics, qui distinguent plusieurs branches de l’insertion), le rapport au marché (risque de substitution à l’emploi marchand normal), et certaines contradictions dans les dispositifs (« sélection » des publics, effet d’aubaine, durée limitée des contrats, dispositifs qui peuvent être discriminants, etc.)

Avec l’insertion, on se demande si l’on doit continuer sur les anciens modèles, ou aménager du nouveau ? Tel est bien le « carrefour » auquel l’insertion amène le social :

s’agit-il d’insérer dans le cadre d’une société où le plein-emploi les protections liées au contrat de travail, sont certes en train de se réaménager mais demeurent l’horizon de toutes les stratégies ? S’agit-il, à l’inverse, de mettre en place de nouvelles dispositions, de nouveaux réglages, sur le fond d’une déréglementation de la société salariale et du démantèlement du modèle de l’État social qu’il avait produite ? Tel est, brièvement décrit, le carrefour du social (p.200).

Plusieurs critiques convergent à l’encontre du travail social dans les années 1970-1980, comme le montrent les rapports publics de l’époque. L’idée commence à poindre qu’il faut renouveler le pilotage politique. On ne sait si le social va renaître dans les années 1990 ou se « dissoudre dans la logique des rapports marchands » (p.205). Le social est en effet tenté par la marchandisation, comme cela se donne à voir avec l’insertion, tout comme là où les rapports au marché n’ont pas été pensés : « le social s’est désormais scindé (…) », le rôle de l’État lui-même est mis en question : « peut-il y avoir du social sans l’État ? » (p.207-208).

Le social part toujours des postulats de la société salariale, qu’il veut renforcer, procédant « comme si le plein-emploi restait l’horizon de la société salariale » (p.208). Le social pourrait être source d’innovation, mais il reste dans les anciens « réglages de la société salariale », qui encadre tous les débats possibles, « comme cet homme qui cherche une pièce de monnaie qu’il a perdue sous la lumière des lampadaires, parce qu’au moins là, il fait clair (…) » (p.212). Les paradoxes de l’insertion semblent également provenir de sa dépolitisation, c’est-à-dire qu’à travers elle le social renvoie à « l’impuissance du politique à produire de nouveaux réglages ou l’impuissance à (re) politiser la question sociale » (p.216). L’émergence de l’insertion dans le dernier quart du XXème siècle montre que le social est à une « bifurcation » qui le met face aux possibilités de « dissolution » ou de « renouveau ».

4.

Dans le dernier chapitre, Autès propose d’étudier les métiers et professionnalités qui se sont constitués suite à l’encadrement croissant par l’État des activités de la société civile et notamment des tâches de la sphère domestiques, encadrement constitutif de l’histoire du travail social. D’un point de vue académique, la profession se définit par son lien étymologique avec la croyance : affirmation, déclaration, « profession de foi », tandis que le métier renvoie à une maîtrise technique, voire manuelle, même si les frontières sont un peu poreuses comme l’illustrent parfois les situations des artisans, des ouvriers ou des enseignants. La profession renverrait en somme plutôt aux statuts, et le métier aux « arts de faire » (p.224). La qualification quant à elle a plusieurs significations : des attributs professionnels, un statut acquis selon l’utilité sociale, des acquis personnels, c’est-à-dire des sortes de compétences. La compétence, enfin, a une valeur qui dépend étroitement de la « reconnaissance sociale ». Elle se compose du savoir, savoir-être et savoir-faire.

Si l’on applique ces définitions au travail social,  on peut d’abord noter que les assistantes sociales notamment suscitent l’idée d’une autonomie dans la définition de leur activité, malgré qu’elles soient des salariés. On parle parfois de « semi-professions » car il y a des incertitudes sur la position occupée par les travailleurs sociaux, aux marges de « l’ensemble sociétal » et de sa « rationalité ». Le métier, surtout dans le social, a dès son origine un lien au sacré, comme le rappelle la Déclaration des droits de l’homme de 1793 : « les secours publics sont une dette sacrée »… « Tout ce qui suit,  dans le social, n’est que le commentaire de cette formule lapidaire et paradoxale » estime l’auteur (p.234). Il y a un travail sur le rapport à la norme dans la rencontre avec l’altérité. Les techniques sont à ce titre des « prétextes » pour ces métiers, car la vraie « scène » du travail social est symbolique : « entre le rapport instrumental à la technique et la dimension symbolique de l’action du travail social, s’ouvre tout l’espace des paradoxes dont on a montré jusqu’ici qu’ils étaient au principe de l’efficacité du social. Si la technique est indispensable, elle ne dira jamais le vrai qui est en jeu dans le travail social » (p.235). Ni la dimension technique, ni la dimension symbolique ne disent le « vrai » du travail social : c’est dans les paradoxes entre elles qu’on peut trouver celui-ci.

Les savoirs en formation ne sont eux-mêmes que des « points d’appui ». La qualification renvoie à l’évolution des postes, hors ceux-ci sont en voie de « taylorisation » :

à l’heure où, dans l’ensemble des professions, et singulièrement dans le monde de l’industrie, on en appelle à la compétence personnelle et relationnelle des travailleurs, à leurs motivations et à leur implication, à leur engagement dans les relations avec les autres, se développent dans les professions du social un discours et des pratiques d’instrumentalisation et de technicisation des relations de travail et une forme de taylorisation rampante de la relation de service (p.236).

Concernant la compétence, cet « art de la relation » se compose tout d’abord d’un rapport au savoir qui est médiatisé, et mêle fascination et dépendance ; les savoir-faire sont des supports pour la relation et les savoir-être renvoient à l’engagement de la subjectivité dans un « rapport à l’autre ». On retrouve en étudiant la construction de la professionnalité la constitution double et paradoxale du travail social :

il faut donc revenir à l’hypothèse d’un travail social doublement constitué, entre logique de gestion (contrôle) et logique de projet ; héritier d’une double généalogie, entre l’action tutélaire de l’État sur les individus et le travail émancipateur au sein de la société civile, inscrit à la croisée des pratiques multiséculaires de l’assistance et de celles qui relèvent de l’action sociale comme capacité de la société de se produire elle-même. C’est cette totalité qu’il faut envisager, dans sa complexité (p.240)

Contre les visions totalement positives ou totalement négatives, le travail social est :

nécessairement double […] cette duplicité et structurelle. Elle vient de son rapport à son objet, et de l’injonction paradoxale qui l’informe : dire ce que la société ne peut pas entendre, montrer ce qu’elle ne peut pas avoir ; être à la fois le mandataire des institutions et le représentant des populations ; tenir ensemble des positions incompatibles et relier ce qui s’oppose et se rejette […] ce n’est pas une maladresse ni une mauvaise volonté des travailleurs sociaux s’ils peinent à dire ce qu’ils font. Cette impossibilité est structurelle et tient au mode de construction social des pratiques du travail social (p.240).

Il faut enfin observer que les « composantes personnelles et relationnelles de la compétence » connaissent une inflation importante dans tous les secteurs, y compris industriels, à mesure que la « relation de service » prend de l’importance :

c’est encore un aspect des paradoxes qui travaillent le social de constater que ces aspects de la compétence qui lui sont si familiers lui reviennent aujourd’hui, après leur détour par l’industrie et les services, sous la forme de reproches qui lui sont adressés : l’activité des travailleurs sociaux ne serait pas assez technique, ils ne seraient pas assez attentifs à l’efficacité de leurs actions, le management du social serait insuffisant, etc. (p.241).

Il reste enfin à examiner les trois registres dans lesquels s’inscrivent les pratiques. Tout d’abord, elles renvoient à une « efficacité symbolique », c’est-à-dire qu’il faut partir de l’inscription du travail social dans le langage, et envisager « le travail social comme activité symbolique », qui met des mots sur le réel. L’activité symbolique du travail social intervient dans des domaines où s’observe l’assignation de l’humain au langage : la subjectivité, l’identité, la parole, le lien (p.245-246). Le deuxième registre est celui de l’éthique car il n’y a pas de définition instrumentale du travail social, mais en termes de justice et de situations qui engagent. Par ailleurs, le travail social se fonde sur des « situations d’expérience », ce qui renvoie à la dimension symbolique et à « l’engagement de soi » : il faut sans cesse refaire, mais sans refaire exactement. De ce fait, on ne rend vraiment compte du travail social qu’à travers le récit, parce que les situations sont uniques. Le quatrième registre est celui de la Mètis : une « ruse » qui correspond au travail social, par opposition au Logos, ou à la « force ». Plusieurs thèmes de la Mètis sont applicables au travail social (p.254-257). Au final, l’opposition entre anciens et nouveaux professionnels est trop simpliste : il y a des continuités, des discontinuités, des frontières poreuses… On n’est pas face à une évolution de l’ancien vers le nouveau, mais à un « carrefour » avec ses continuités et ses ruptures. Les activités restent semblables, les statuts moins. Il y a en outre un « noyau dur » hérité des années 1970, et un ensemble de nouvelles activités ou métiers qui montrent une certaine « expansion » du social et à la fois une « implosion ». Des « fonctions » qui ont l’air nouvelles se développent.

La constitution double du travail social est actualisée par l’insertion. Les difficultés de l’insertion et du développement local témoignent des luttes entre État social et État libéral. À ce titre, les « offres » institutionnelles changent davantage que les publics du social :

Sous couvert de la dépasser, l’insertion vient prendre la place de l’assistance, au nom des valeurs de la société du travail, et la logique de développement social cultive son échec en reniant sa généalogie avec le travail social forgé au sein de l’État social. En deçà de ces luttes pour occuper les positions légitimes dans le champ, on assiste bien à la confrontation de deux stratégies politiques pour traiter la question sociale. D’un côté, celle de l’État social, protectrice, réparatrice et assistantielle, de l’autre, celle de l’État libéral, qui cherche à rompre avec l’assistance au nom de la responsabilisation de l’individu, mais surtout pour satisfaire aux impératifs de la compétitivité économique. Mais, faute de garder liés ensemble le programme protecteur de l’assistance républicaine et le projet d’émancipation individuelle et collective, inscrits dans l’action sociale, l’insertion prépare en douceur, j’allais dire en douce, le programme de l’idéologie du workfare : pas d’allocation et de secours sans contrepartie (p.268).

L’auteur retire plusieurs observations d’une enquête dans le Nord sur les évolutions du travail social : déqualification de l’appareil social (diminution des dépenses et précarisation des travailleurs), nouvelles organisations de travail autour d’une taylorisation des fonctions sociales (spécialisation des travailleurs), tendance à inscrire le travail social dans une stricte logique de service… « C’est l’énoncé politique des missions qui constitue aujourd’hui le point faible de l’édifice » (p.270-271). Néanmoins, il observe une relative stabilité des professions sociales dans les dispositifs, l’innovation provenant davantage des « nouveaux métiers », les conditions d’exercice évoluent. La modernité semble pourtant dans des pratiques anciennes. Il y a malaise, incertitude, car le travail social est un entre-deux, un « no man’s land » à la limite du social et des sujets… Ses effets sont surtout symboliques, « ses prestations sont des prestations identitaires » (p.274). Le « malaise » semble consubstantiel au travail social, en ce sens qu’il est lié aux « incertitudes de la démocratie », cependant que « ce sont bien les organisations de travail et leur mode d’instrumentation par les politiques publiques qui constituent le vif de la crise actuelle » (p.275).

En conclusion, Autès en appelle à ne pas isoler le travail social des rapports sociaux conflictuels : il est mouvant, fruit de compromis et de « rapports de luttes ». Il semble dans cette conjoncture dominé par la métaphore du « carrefour », car il entre dans une nouvelle « forme » avec l’insertion qui doit aboutir à une « gestion calme des individus » dans une « stratégie de parcours ». L’omniprésence de la question de l’emploi révèle également les mutations de la société salariale, donnant à voir « en creux », la nécessité de « nouveaux réglages ». On attend du social qu’il produise la norme pour cette société déstabilisée, comme s’il avait pris la place du politique dans la production de « l’émancipation démocratique ».

Les tensions inhérentes à la constitution double du travail social s’actualisent dans des luttes internes au champ, qui concourent à produire du sens à travers le langage : « les stratégies pour produire un sens sont indissociables de celles qui sont au principe des luttes qui traversent et organisent le social » (p.282). La construction des objets et les « rapports de sens » sont au cœur de la construction du social et des rapports de force qui l’animent : l’analyse des pratiques et rapports de forces dans le social ne peut se passer d’une « économie du langage et du rôle que joue le langage dans la construction et l’économie de ces rapports » (p.283). L’instrumental et le symbolique s’opposent comme ombre et lumière dans le travail social : ce dernier n’a affaire qu’avec les « ratages de la raison instrumentale » (p.284). « Finalement, le social n’est jamais que cette vaste frontière mouvante sur laquelle se mènent les batailles identitaires les plus meurtrières pour la subjectivité » (p.285).

Conclusion : le « travail social », un concept impossible

En commentaire, on peut retenir que l’ouvrage de Michel Autès est dense mais indispensable pour déchiffrer la généalogie multiple de ce qu’on appelle le travail social depuis les années 1970, et, en même temps, comment, en étant enfin nommé à partir de cette époque, le dit « travail social » est entré en tensions du fait des mutations économiques et politiques qui démarrent à la fin des Trente glorieuses. Raison pour laquelle le « travail social » peut nous apparaître comme un objet en partie virtuel : perpétuellement en chantier, tandis qu’une partie finit d’être construite, une partie se déconstruit. L’évolution des pratiques, métiers, et conditions d’exercice semblent questionner constamment les fondements et le caractère unifié de ce qu’on appelle travail social. Par ailleurs, les rapports à la puissance publique mettent à l’épreuve et sous tension ces activités diverses et le contexte général dans lequel leurs significations et finalités ont à se déployer. Tant et si bien qu’on peut se demander si les « paradoxes » pointés dans l’ouvrage ne sont pas en fait des contradictions, nouées à différents niveaux (pratiques, principes, contextes…), qui seraient autant d’indices des instrumentalisations du travail social par les « capitalistes abstraits », comme dit Marx, que sont les administrations d’État.

Ne ressort-il pas en effet que, le seul paradoxe est cette constitution « technocratique » (comme dit Autès lui-même) de la catégorie de travail social, par la puissance publique, au service de l’ordre économique et social, à partir d’une variété de métiers, d’activités, d’engagements, de rationalités, d’histoires, et dont le principal point commun était de relever d’initiatives privées et militantes ? La dénomination « travail social » n’est-elle pas une tentative impossible de réduire conceptuellement un « foisonnement » de pratiques sociales, d’histoires et de situations à une identité unidimensionnelle, à fondre progressivement ce « foisonnement » dans une sorte de professionnalité de plus en plus abstraite (éloignée du concret) à mesure qu’elle s’institutionnalise et se technicise…? On parle de « paradoxes » insolubles, de « métiers impossibles »… parce que la dénomination « travail social » isole de leur histoire les éléments singuliers auxquels elle s’applique, rendant en partie illisibles les tensions qui traversent ces différents secteurs, activités, métiers, institutions… Ces tensions évoluent, se déplacent, prennent des formes différentes : elles relèvent de contradictions concrètes inhérentes à l’institutionnalisation et l’instrumentalisation de la variété d’éléments qu’on rassemble sous la catégorie « travail social ». Autès suggère lui-même que « ce sont bien les organisations de travail et leur mode d’instrumentation par les politiques publiques qui constituent le vif de la crise actuelle » (p.275). En effet, Marx dans un article de jeunesse, fait observer que l’État ne peut intervenir que de manière contradictoire, formelle, nécessairement impuissante, sur le « paupérisme » , par le biais de son « administration », étant donné qu’il n’intervient pas sur les causes fondamentales de celui-ci : les causes du paupérisme et des « tares sociales » sont toujours cherchées par l’État hors de lui-même. De ce point de vue, ce n’est pas telle ou telle forme d’État qui pose problème selon Marx : c’est l’État lui-même, en tant que « totalité abstraite séparée de la vie réelle »[1]. La notion de « paradoxe » mobilisée par Autès pose donc difficulté en ce qu’elle est dés-historicisée (indépendante des évolutions historiques), voire essentialisante, donc spéculative. Je lui préfèrerai la notion de contradictions, qui est plus contextuelle, et suggère qu’une résolution est possible dans la « pratique », comme disent encore Marx et Engels dans L’idéologie allemande par exemple.

L’autre difficulté peut provenir de ce qu’il y a de daté dans l’analyse construite par Autès il y a bientôt une trentaine d’années. Il importerait d’essayer de mesurer les effets de l’infusion des logiques d’insertion et d’exclusion dans les politiques et les secteurs sociaux, et d’interroger les formes prises actuellement par le « carrefour » évoqué par Autès. Il me semble que les logiques marchandes se sont bel et bien immiscées, ainsi, à leurs côtés, qu’un « impérialisme gestionnaire » (Dartiguenave), qui ré-intensifie, depuis au moins la loi du 2 janvier 2002, la logique de « rationalisation de l’action sociale ». À mon sens, le nouveau « carrefour » fait tendre les secteurs sociaux, d’un côté, vers une industrialisation comparable à celle subie par l’hôpital, l’aide à domicile, les EHPAD et services à la personne… et, d’un autre côté, vers des pratiques décroissantes, artisanales, autogérées… Ce qui pose la question des résistances, des engagements, des ressources des professionnelles du « travail social »…


[1] Karl Marx, « Gloses critiques en marge de l’article « Le roi de Prusse et la réforme sociale. Par un prussien »», 1982 [1844], in Œuvres. III. Philosophie, Paris, Editions Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », édition présentée et commentée par Maximilien Rubel, p.398-418.

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